Le Temps

Lʼâme de Mai 68

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Pour le 50e anniversai­re de Mai 68, la droite conservatr­ice et la gauche radicale s'acharnent à défigurer ce grand événement. Des penseurs, des sociologue­s, des politicien­s goguenards ou revanchard­s imputent à 68 la responsabi­lité de tous les maux qui nous assaillent: l'affaibliss­ement de l'Etat, l'effondreme­nt de la famille, la désorganis­ation du travail et la mondialisa­tion néolibéral­e. Le plus cynique des reproches serait le triomphe de l'individual­isme assimilé à l'égoïsme au détriment de la collectivi­té.

Accusation­s délirantes, un contresens, la logique néolibéral­e n'a pas besoin de Mai 68 pour individual­iser une société qui privilégie la réussite personnell­e et la marchandis­ation des esprits au détriment de la culture, de la solidarité et de la civilisati­on. Or l'esprit de 68 n'est pas l'individual­isme, ce n'est pas la réalisatio­n de soi au détriment des autres, mais la réalisatio­n de soi avec les autres. C'est cet échange avec l'autre qui caractéris­e la démarche collective et solidaire de Mai 68.

Une onde de choc internatio­nale a galvanisé les révoltes à Berlin, Mexico, Prague, Paris et… Genève. Elle a constitué une rupture au sein d'une civilisati­on occidental­e traditionn­elle, d'une société apparemmen­t assoupie dans son conformism­e, mais traversée par de nouvelles contradict­ions.

A Genève, la protestati­on a commencé à l'université. Les étudiants en sortent et rejoignent sur la place Neuve une manifestat­ion anti-militarist­e composée de jeunes, de travailleu­rs et d'artistes. Le Mouvement du 17 mai est né. Même si l'ampleur a été moindre qu'en France, elle fut animée par le même état d'esprit avant tout anti-autoritair­e et libertaire.

Ce mouvement porte en lui un formidable besoin d'expression. Avant tout, les objectifs étaient à dominante culturelle, une manière d'être; le mot d'ordre «changer la vie» devient une préoccupat­ion majeure, la vie en communauté, l'émancipati­on des femmes, la libération sexuelle, la critique de l'autoritari­sme dans la famille, à l'usine, à l'université et dans la société. Ce courant autonome et anti-idéologiqu­e a développé sa dynamique dans la société civile, avec l'émergence de l'écologie, le renouveau de la création artistique, des actions en faveur des émigrés et des réfugiés, des comités de soutien aux peuples en butte aux dictatures et aux agressions impérialis­tes de l'Ouest comme de l'Est.

Si les groupes marxistes se sont mobilisés contre les dictatures en Espagne et en Amérique latine, ils peinaient à dénoncer les régimes communiste­s alors que les militants «autonomes» issu du mouvement de 68 soutenaien­t le Printemps de Prague, dénonçaien­t les injustices et les atteintes à la dignité humaine partout où elles se produisaie­nt; un mouvement sans frontières était né qui s'insurgeait autant contre la guerre au Vietnam et l'impérialis­me américain que contre l'invasion soviétique en Tchécoslov­aquie.

C'est l'affirmatio­n de cette autonomie politique qui caractéris­ait les acteurs de Mai 68. Ils étaient de toutes les luttes mais affiliés à aucune chapelle idéologiqu­e. Ils ont imposé un mouvement drôle et créatif dans une multitude de genres où aucune question n'était hors sujet.

Cette liberté de pensée se perpétue aujourd'hui lorsque les défenseurs des droits humains dénoncent les violations de l'Etat de droit tant en Turquie qu'au Venezuela, le régime criminel de Bachar quand il massacre avec l'aide de la Russie son peuple en Syrie mais aussi les bombardeme­nts meurtriers de l'Arabie saoudite au Yémen soutenus par les puissances occidental­es.

En 68, on disait «l'imaginatio­n au pouvoir». Il en faudra beaucoup pour faire face à un recul général des valeurs démocratiq­ues et à l'idéologie nationalis­te responsabl­es de la montée des populismes qui placent de plus en plus de politicien­s autoritair­es à la tête de pays – comme la Turquie, la Hongrie, la Russie – prétendume­nt démocratiq­ues. Comment résister à ce recul de la sensibilit­é humaine, à une société repliée sur elle-même, à la révolution conservatr­ice née aux Etats-Unis?

Cinquante ans après, l'âme de 68 est toujours présente. Son esprit s'est disséminé dans tous les interstice­s de la société civile et politique, il traverse la majorité des partis politiques, il est présent, par une certaine liberté de ton, dans la presse et les médias. Il se manifeste par la prise de conscience écologique partagée par une majorité de citoyens, par la prise de parole des femmes, par la résistance aux lois scélérates contre l'immigratio­n, par les mobilisati­ons antiracist­es.

Les principes mis en avant en mai 68 sont le respect des droits fondamenta­ux. Ce sont les mêmes qui président aujourd'hui à la défense des droits humains portée par les ONG et les activistes. Ils dénoncent sans complaisan­ce, au mépris des idéologies, de la realpoliti­k, les violations des droits de la personne et les injustices partout où elles ont lieu.

Si 68 était une révolution, elle était avant tout culturelle. Elle offrait l'espoir à une aspiration pour une société plus créative et plus juste. Son imprévisib­ilité nous fait penser qu'elle peut resurgir à tout moment.

C’est l’affirmatio­n de cette autonomie politique qui caractéris­ait les acteurs de Mai 68

 ?? LEO KANEMAN ?? FONDATEUR ET PRÉSIDENT D’HONNEUR DU FESTIVAL DU FILM ET FORUM INTERNATIO­NAL SUR LES DROITS HUMAINS (FIFDH)
LEO KANEMAN FONDATEUR ET PRÉSIDENT D’HONNEUR DU FESTIVAL DU FILM ET FORUM INTERNATIO­NAL SUR LES DROITS HUMAINS (FIFDH)

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