Le Temps

Perez, capitaine cavernes

- PHILIPPE CHASSEPOT

Une électro-pop sombre et lumineuse, des paroles simples à entrées multiples, une omniprésen­ce discrète: des paradoxes à la chaîne pour ce chanteur français timide et sans complexe, auteur avec «Cavernes» d’un somptueux deuxième album

La pop ou chanson française, appelez-la comme vous voulez, voilà un concept qui se promène toujours au bord du précipice, sauf quand il est pratiqué par des figures incontesta­bles telles que Gainsbourg, Bashung ou Daho. C’est parfois génial sans qu’on comprenne vraiment pourquoi, comme lors du retour magique du regretté Daniel Darc dans les années 2000, avec deux albums qui prenaient aux tripes malgré l’extrême dépouillem­ent des textes. Mais souvent, hélas, on doit subir les mauvaises herbes d’apprentis poètes, des fours indigestes à l’écriture de noblesse décatie – pas assez de place pour tous les citer, mais les Feu! Chatterton en sont un très beau symbole.

Julien Perez, Bordelais d’origine et Parisien d’adoption, a d’abord chanté en anglais dans un groupe de metal atmosphéri­que. Puis il a choisi le français, en solo, et il a bien fait. La trentaine un chouïa anxieuse, hyper-cultivé en philosophi­e ou en art contempora­in, il aurait pu lui aussi s’égarer dans un concours de références prétentieu­ses. Il a heureuseme­nt choisi la simplicité pour deux albums qui vont nous accompagne­r de longues années: Saltos, paru en 2014, et Cavernes, l’hiver dernier.

Il a clairement tout pour cartonner. Un petit côté androgyne, moue boudeuse, bouche pulpeuse, traits fins – un atout dans le monde de l’électro-pop; une voix basse qui traîne juste ce qu’il faut, pour une ambiance club mais aussi plus sombre. La variété de ses compositio­ns nous offre aussi bien des tubes envoûtants (Le dernier tube de l’été, justement), d’autres évidents (Nikki), ainsi que des étrangetés délicieuse­s: un t-shirt façon Bashung période Play Blessures, ou des titres à rallonge en forme de mini-nouvelles dans lesquels il est facile de plonger (Candy, Looping). Plusieurs univers trop vite qualifiés de crépuscula­ires, un sous-entendu un peu gênant de fin du monde. On est ici davantage entre chien et loup: une lumière qui s’échappe, une autre qui pointe tout en se faisant désirer, mais pleine de promesses. sorti à la fin de

Inspiratio­ns houellebec­quiennes

Son premier album aurait déjà dû saturer les radios voilà quatre ans, avec des hymnes presque grand public (Gamine, Les bars des musées) ou des inspiratio­ns houellebec­quiennes sur Les vacances continuent – «Des lunettes arrière sur lesquelles reposent les dépliants des stations balnéaires», ou «Il faut croire que l’ennui a eu raison de l’enthousias­me». Mais son succès est resté confidenti­el. Pourquoi? «On ne sait jamais, c’est toujours un mystère, pour tout le monde. Sinon les labels auraient trouvé une martingale», sourit-il.

Il revient sur Bashung, justement, pour illustrer une autre époque: celle où l’industrie

Julien Perez a créé son propre label, avec home studio dans son appartemen­t du dernier étage d’une tour parisienne.

du disque, comme le monde en général, se donnait un peu de temps avant de juger d’un claquement de doigts. «Je serais vulgaire si je le qualifiais de directeur artistique, mais il n’écrivait pas vraiment, composait assez peu, mais arrivait à retravaill­er toutes les matières pour en faire des chefs-d’oeuvre. C’est moins simple aujourd’hui, on n’a plus le temps d’attendre l’éclosion d’un artiste.»

Début de conquête

Le temps qu’on lui refuse? Il a décidé de le créer lui-même en se débrouilla­nt seul. En jouant de son côté multi-cartes, déjà: bandes sonores d’exposition­s, résidence au Palais de Tokyo, ou musiques pour publicités. Puis en créant son propre label, avec home studio dans son appartemen­t du dernier étage d’une tour parisienne. Un environnem­ent favorable pour ses créations technos, avec deux voisins très âgés et complèteme­nt sourds…

Il dit aimer le côté «organique» de la scène, avec ses accidents et sa nature sauvage. Vrai: il a récemment franchi avec succès le test du Badaboum, salle parisienne bondée et en fusion lors de son passage. Une première qui l’a touché: «Je n’avais jamais fait une salle comme ça où tout le monde était venu uniquement pour moi. Quand des gens viennent te dire après un concert à quel point tes mots résonnent dans leur vie, c’est très émouvant.»

«Pour une langue coupée, des milliers d’oreilles sont sauvées», écrit-il dans Candy. La sienne a été épargnée. Peut-être le début d’une vraie conquête.

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(CAMILLE VIVIER)

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