Le faux meurtre d’un journaliste russe
Sa mort avait été annoncée mardi. Pourtant, hier, Arkadi Babtchenko, opposant au Kremlin et exilé en Ukraine, est réapparu vivant. Kiev aurait mis en scène le meurtre pour déjouer un assassinat commandité par la Russie. Récit d’une affaire rocambolesque
L’assassinat du journaliste russe, annoncé par les autorités de Kiev, n’a jamais eu lieu. Il s’agissait d’une «opération spéciale», aux contours nébuleux et aux conséquences imprévisibles, menée officiellement pour arrêter un ou des tueurs réels
Arkadi Babtchenko est peut-être le premier journaliste de l’histoire à avoir passé une journée à lire les nécrologies émues que ses confrères du monde entier lui ont consacrées. C’est au fil d’un scénario au mieux génial, au pire tordu, qu’hier, à Kiev, le plus grand reporter de guerre russe contemporain est «ressuscité» en chair et en os, à une conférence de presse des services secrets (SBU), dix-neuf heures après l’annonce de sa mort.
Alors que toute la presse attendait des éclaircissements sur les circonstances du meurtre du journaliste, la veille, le chef du SBU, Vasyl Hrytsak, et le procureur général du pays, Iouri Loutsenko, visiblement contents de leur coup, ont placidement fait rentrer le mort dans la salle, en pleine santé, devant des journalistes incrédules. Les deux hauts fonctionnaires ont expliqué avoir fait participer Babtchenko à une «opération spéciale».
Un très grand talent
Selon le SBU, cette opération visait à identifier le commanditaire d’un meurtre réellement planifié. Un tueur de nationalité ukrainienne, ayant pour projet de tuer Babtchenko pour le compte des Russes, aurait été arrêté à Kiev ces derniers jours. Le complot déjoué, les services ukrainiens auraient mis sur pied cette opération, impliquant la fausse mort du journaliste Babtchenko, qui hier soir n’avait pas encore réellement expliqué son rôle dans cette histoire.
L’affaire commence mardi soir à 21h lorsque l’information circule que Arkadi Babtchenko, journaliste de combat et reporter de guerre, férocement engagé contre le régime de Poutine et exilé à Kiev depuis 2017, vient de mourir sur le pas de sa porte, abattu de trois balles dans le dos par un tireur inconnu. L’information est confirmée dans la soirée au téléphone par Artem Chevtchenko, porte-parole du Ministère de l’intérieur.
Les proches de Babtchenko confirment l’information, aussi bien à Moscou qu’à Kiev, où le reporter était très populaire. En Ukraine, tout particulièrement, l’émotion est très forte: depuis deux ans, le pays est frappé par une vague d’assassinats politiques (réels) ciblés. En 2016, le célèbre journaliste russe et biélorusse Pavel Cheremet a été tué à Kiev dans un attentat à la voiture piégée, sans que les autorités ukrainiennes aient été capables de faire avancer l’enquête.
Agé de 41 ans, Arkadi Babtchenko est peut-être le plus grand talent du journalisme narratif russe depuis Anna Politkovskaïa, assassinée à Moscou en 2016. Ces deux figures avaient deux choses en commun: Novaya Gazeta, l’hebdomadaire d’opposition, où ils écrivaient, et la Tchétchénie. Babchenko y avait été appelé lors de la première guerre à 18 ans. Il s’était engagé volontairement dans l’armée russe pour la seconde.
Les horreurs de la Tchétchénie verront le soldat se muer en journaliste. Il crée un style propre, original, mêlant reportage et expérience personnelle, qui n’est pas sans rappeler les récits de guerre du grand écrivain ukrainien soviétique Isaac Babel. L’expérience de l’armée le rend amer sur ces guerres clandestines russes où les soldats sont transportés en secret et reviennent dans des cercueils scellés.
«Ta patrie t’abandonnera toujours, fiston, toujours!» répétait-il régulièrement, devenu commentateur féroce du système Poutine et de la société russe. «Ses écrits étaient très virulents envers les autorités, qui ont de nouveau autoproclamé leur nature sacrée. Il heurtait les fanatiques, qui sont devenus la norme politique et, dans cette atmosphère, le moindre mot est de trop», commentait mercredi matin son collègue Pavel Kaniguine, de Novaya Gazeta.
Arkadi Babtchenko était aussi un spécialiste de ces «conflits périphériques» sur les pourtours de l’ex-URSS. La Tchétchénie, la Géorgie et l’Ukraine donc. En 2014, il couvre la révolution de Maïdan, puis le Donbass, où sa nationalité et son parcours militaire lui donnent une aisance particulière à rendre compte de la nature de la guerre. En Russie cependant, ses critiques l’isolent et le mettent en danger.
En 2017, devant les menaces de mort, Babtchenko quitte son pays et émigre à Prague, avant de poser ses sacs en Ukraine. «Il était très heureux à Kiev», confiait mercredi une journaliste proche de lui, sûre de sa mort. Le reporter continuait son travail, tenait un compte Facebook suivi par 200 000 personnes et collaborait à ATR, une chaîne de télévision tatare exilée.
L’arme des «fake news»
Le SBU et le Ministère ukrainien de l’intérieur semblent ravis d’avoir démasqué un tueur à la solde de Moscou, un ancien soldat ukrainien. «Nous devions faire croire aux représentants des services spéciaux russes que l’assassin avait rempli sa mission», a expliqué le député Anton Gerachtchenko, conseiller du Ministère de l’intérieur. Seulement, en utilisant l’arme des fake news contre les champions des fake news, la stratégie ukrainienne pourrait se retourner contre elle.
Car il s’agit bel et bien de la crédibilité du discours public ukrainien, dans un contexte de guerre, qui est en jeu. «Les services secrets ukrainiens viennent d’engranger une victoire tactique, qui pourrait se transformer en désastre stratégique, estime le politologue Mark Galeotti, spécialiste de la Russie et de l’Ukraine. J’ose à peine imaginer comment leurs ennemis [russes] vont rire très fort lorsque [les Ukrainiens] les accuseront d’horribles choses, qui auront peut-être été commises.»
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«Les services secrets ukrainiens ont engrangé une victoire tactique, qui pourrait se transformer en désastre stratégique»
MARK GALEOTTI, POLITOLOGUE