Le Temps

Les ailiers hollandais, moulins d’avant

1 PAYS 1 POSTE (6/7) Les Pays-Bas ont enfanté quelques génies du football et produit des génération­s d’ailiers pour les mettre en valeur. Ces brillants seconds rôles sont aujourd’hui en voie de ringardisa­tion. Mais Dieu qu’ils étaient beaux!

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Il s'est passé deux choses étonnantes le 26 mars 2018 à Genève lors du match amical Pays-Bas-Portugal (3-0): les titulaires néerlandai­s portaient des maillots numérotés de 1 à 11, et l'équipe joua en 3-5-2, sans ailiers. Au pays du numéro 14 et des joueurs collés à la ligne de touche, on frôlait l'hérésie. Arjen Robben avait pris sa retraite internatio­nale à l'automne mais le sélectionn­eur Ronald Koeman, nommé le 6 février, avait débuté de façon classique trois jours plus tôt à l'Arena d'Amsterdam contre l'Angleterre: 3-4-3 avec Memphis Depay sur l'aile gauche, Quincy Promes côté droit. La défaite (0-1) l'incita à relancer le vieux débat entre Modern football et Totaalvoet­bal.

Non qualifiés pour la Coupe du monde après avoir déjà raté l'Euro 2016, les Pays-Bas semblent avoir fait leur deuil de leurs ailiers, comme ils ont fait leur deuil de leurs génies et de leur gloire passée. Pendant quarante ans, les trois allaient de pair. Il y a eu Johan Cruyff, Marco van Basten, Ruud Gullit, Dennis Bergkamp; il y a eu trois finales de Coupe du monde (toutes perdues, en 1974, 1978 et 2010), deux demi-finales (1998, 2014) et tout de même un titre, l'Euro 1988. Il y a eu, on l'a oublié, des ailiers pour servir les uns et conquérir les autres.

Production à la chaîne

Les grands ailiers ne connaissen­t pas de frontière autre que la ligne de touche. Stanley Matthews était Anglais, Garrincha Brésilien, George Best Nord-Irlandais, Dragan Dzajic Yougoslave, Luis Figo Portugais, Hristo Stoïchkov Bulgare, Ryan Giggs Gallois. Mais il s'agit d'artisanat quand les Pays-Bas ont produit à la chaîne Coen Moulijn, Sjaak Swart, Piet Keizer, Rob Rensenbrin­k, Johnny Rep, René van de Kerkhof, John van't Ship, Marc Overmars, Arjen Robben, pour ne citer que les plus emblématiq­ues.

Les Pays-Bas ont toujours joué un football offensif, sous différente­s formes, avant que le duo Rinus Michels-Johan Cruyff ne fixe le modèle à l'Ajax Amsterdam au début des années 1970. «Depuis, nous avons toujours joué en 4-3-3. C'est pour cela que nous avons toujours eu beaucoup d'ailiers», explique le journalist­e et commentate­ur Henk Spaan. «On jouait beaucoup par les côtés, que l'on occupait à trois: l'ailier, le milieu, le latéral», confirme l'ancien ailier droit Sjaak Swart, 603 matches pour l'Ajax entre 1956 et 1973.

Bien connu en Suisse (il joua à Servette et Lausanne notamment), Robert Kok a fait toute sa formation à l'Ajax: «J'y ai passé dix ans, jusqu'aux portes de l'équipe première. Dans toutes les équipes de jeunes, on jouait avec deux ailiers. On était libre de jouer, de dribbler. Les gens aimaient ça, ils n'auraient pas accepté que l'on joue autrement. Aux Pays-Bas, on pense que si l'on joue bien, les résultats viennent et le public revient.»

Au pays des digues, les ailiers de débordemen­t ont alimenté la vague oranje et suscité un courant de sympathie. Coen Moulijn était «Monsieur Feyenoord», Sjaak Swart, leader d'attaque du premier doublé (1966-1967), est «Mister Ajax» (Johan Cruyff étant également identifié au Barça), Rob Rensenbrin­k a été élu «joueur du «siècle» d'Anderlecht.

«Les ailiers étaient des figures populaires surtout dans les années 1950 et 1960», minimise Henk Spaan, un peu étonné tout de même qu'on lui rappelle que sa célèbre «Liste des 100 meilleurs joueurs néerlandai­s» comportait pas moins de 28 ailiers. «Vraiment? Elle date de 1998, je ne crois pas que j'en mettrais autant aujourd'hui. Mais Moulijn, Rensenbrin­k, Keizer, étaient vraiment des joueurs de classe mondiale.»

Mur et murmures

L'ancien défenseur de Feyenoord Rinus Israël parlait pour les spectateur­s d'une «expérience religieuse» lorsque Coen Moulijn héritait du ballon sur son côté gauche. La magie de l'ailier tient dans cette intimité avec le public, dont il est géographiq­uement le plus proche. Collé à la ligne, comme dos au mur, au mur humain qui retient son souffle dans l'attente du dribble. Le moment où l'ailier reçoit la balle est l'une des scènes les plus ritualisée­s du football. Il la contrôle, la caresse, fixe le défenseur, feinte et passe d'un geste que l'autre connaît pourtant mais que lui maîtrise à la perfection.

A entendre leurs contempora­ins, Wim Jansen ou Raymond Goethals, Coen Moulijn, Piet Keiser ou Rob Rensenbrin­k étaient aussi bons que Cruyff. Ils n'avaient pas son arrogance, son «génie despotique» (Chérif Ghemmour) pour prétendre au même destin. Ils n'avaient peut-être pas non plus sa légitimité. «Aux Pays-Bas, on aime le joueur brillant, avec une fine technique et une vision du jeu supérieure. C'est une culture d'Europe de l'Ouest, qui valorise les combinaiso­ns de jeu créatif et rejette les individual­istes», observe Simon Kuper, chroniqueu­r au Financial Times et auteur de plusieurs livres sur le football et le sport aux Pays-Bas.

Football des rues

Institutio­nnalisé par «Sa Majesté Johan» mais incapable d'être son égal, l'ailier hollandais est ainsi à la fois dans le système et hors système, indispensa­ble et secondaire. C'est peut-être ce qui saupoudre ses courses chaloupées d'une touche de mélancolie. Dans le pays le plus densément peuplé d'Europe, il est aussi un enfant du football des rues. Dans les biographie­s, le straatvoet­bal revient souvent. «On jouait tous les jours après l'école», se remémore Robert Kok. «A mon époque, il y avait peu de voitures. Et si une passait, on

Au pays des digues, les ailiers de débordemen­t ont alimenté la vague «oranje» et suscité un courant de sympathie

engueulait le conducteur», sourit Sjaak Swart. Le dernier grand dribbleur, Arjen Robben, «est presque une anomalie dans la culture hollandais­e», assure Simon Kuper, qui pense que ce joueur originaire d'un petit village du nord du pays «sans doute livré à lui-même durant sa formation car trop seul, aurait tout de suite été recadré à l'académie de l'Ajax.»

Trop de joueurs moyens

Par la suite, il y a eu plus de voitures et moins de bons ailiers. Mais au contraire de la France, qui a souvent flingué ses numéros 10, les PaysBas ont continué de les aligner, deux par deux, sur le terrain. «Beaucoup étaient des Figo ratés, glisse avec un poil de perfidie Simon Kuper. Le style imposait de jouer avec deux ailiers, donc beaucoup de joueurs moyens, qui n'avaient pas le niveau internatio­nal, se sont retrouvés avec 30 sélections: Bud Brocken dans les années 1980 était tout à fait banal mais il était le seul, Brian Roy ou Simon Tahamata étaient trop sporadique­s. Boudewijn Zenden a 50 sélections et des transferts à Chelsea et au Barça presque sur la réputation des ailiers hollandais.»

Sur cette même aura du «flying Dutchman», l'Olympique Lyonnais a longtemps mis Memphis Depay dans le couloir gauche. C'est en venant le voir jouer (dans l'axe) à Genève le 26 mars dernier que Bruno Genesio décida de faire de même à l'OL. L'ailier orange est un soleil mort dont la lumière nous parvient encore.

«Ce poste est un peu démodé, même si ça peut revenir, on le voit avec Manchester City, estime Frank De Boer, ancien joueur et entraîneur de l'Ajax. Le problème aujourd'hui, c'est que le jeu est si compact, il y a tellement de monde dans l'axe que si vous gardez deux ailiers à un mètre de chaque ligne de touche, vous vous privez de deux joueurs parce qu'ils sont difficiles à atteindre. C'est pour cela que les ailiers modernes rentrent dans le terrain, ils y trouvent plus d'options. Quand vous débordez sur l'extérieur, vous ne pouvez pas faire grand-chose d'autre que centrer haut et viser l'avant-centre. Mais celui-ci n'est plus une tour de contrôle, parce qu'on lui demande désormais beaucoup plus de participer au jeu. Les latéraux sont les ailiers modernes. Eux sont sur leur bon pied et prennent les espaces, ce sont eux qui font les centres désormais.»

La faute de Cruyff ?

Simon Kuper se souvient d'un moment clé: «A partir de 2007, les joueurs ont dit au sélectionn­eur Marco van Basten qu'il fallait changer. A l'Euro 2008, l'équipe a reculé sur le terrain pour défendre plus bas et offrir 50 mètres d'espace à Robben. D'une certaine manière, on a admis que l'on n'était plus aussi bon qu'on le prétendait.» Et que Johan Cruyff n'était pas toujours infaillibl­e. «Johan m'a dit un jour textuellem­ent que les ailiers ne devaient pas défendre, qu'ils devaient rester disponible­s

L’ailier hollandais est à la fois dans le système et hors système, indispensa­ble et secondaire. C’est peut-être ce qui saupoudre ses courses chaloupées d’une touche de mélancolie

pour attaquer. Mais ça ne marche plus», balance Henk Spaan, qui se souvient d’un match précis: «L’an dernier, la France a battu les Pays-Bas 4-0. L’ailier français Thomas Lemar a été excellent. Défensivem­ent, il a couvert tout son couloir et offensivem­ent il a fait ce qu’il a voulu parce que Arjen Robben ne revenait pas défendre sur lui.»

«Beaucoup de problèmes actuels du football néerlandai­s sont liés à Cruyff, ose Simon Kuper. Il a dit: «On a inventé le football parfait et il ne faut plus rien changer.» Mais le football évolue en permanence. Au lendemain de l’éliminatio­n du Bayern par le Real Madrid, les Allemands se sont demandé ce que les Madrilènes avaient de plus qu’eux. Il faut toujours repenser le système tactique, et les Pays-Bas ont arrêté de faire ça. Cruyff a eu raison sur de nombreux points mais aujourd’hui certains de ses préceptes ne sont plus défendable­s. Notamment l’idée que «l’entraîneme­nt physique n’est pas nécessaire». Je me souviens d’un France-Pays-Bas en 2014 avec Karim Benzema. Il était très technique mais aussi très physique. On aurait dit un adulte contre des enfants.»

Evolution préoccupan­te

Henk Spaan a lui été marqué par le Pays-Bas-Espagne de la Coupe du monde 2014, pourtant remporté 5-1. «Cette victoire est un leurre: les Espagnols nous dominent et si David Silva marque le 2-0, c’est peut-être nous qui prenons une valise. Notre gardien nous laisse dans le match, le talent de Van Persie et Robben nous permet de le gagner. Le jeu hollandais est révolution­naire tant qu’il s’appuie sur des joueurs de grande classe. Avec des joueurs moyens, les défauts apparaisse­nt, et aujourd’hui nous n’avons plus la qualité.»

Inquiète de cette évolution, la fédération néerlandai­se (KNVB) a publié en 2016 un rapport très contesté, «Winnaars van morgen» («Les champions de demain») qui préconise une réforme de la détection et de la formation, jusqu’ici – selon le rapport – trop axées sur la technique et pas assez sur le mental ou le physique.

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Piet Keizer, en orange comme il se doit, a fait des merveilles au sein de l’Ajax, quand le club était au faîte de sa gloire. Alliant technique et puissauche de génie passera toute sa carrière sous la bannière de l’Ajax.
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(GETTY IMAGES)
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(POPPERFOTO/GETTY IMAGES) Johnny Rep (au centre).
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(GUUS DE JONG/ANP PHOTOS)
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(MICHAEL KOOREN/REUTERS) Arjen Robben (à droite).
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Overmars (à gauche). (ACTION IMAGES/ANDY COULDRIDGE)

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