Le Temps

Dans «Ex Anima», Bartabas et Zingaro lâchent les chevaux

- PAR VIRGINIE NUSSBAUM t @Virginie_Nb

Sept ans après son dernier passage à Avenches, le Théâtre équestre Zingaro revient avec «Ex Anima», présenté comme son ultime création. Un spectacle poignant dans lequel les cavaliers disparaiss­ent pour laisser les chevaux maîtres de leurs instincts et du chapiteau

◗ La brume est épaisse. Comme le silence, que seuls viennent habiter des bruissemen­ts d’insectes. Dans cette pénombre voilée, on aperçoit peu à peu leurs silhouette­s, majestueus­es, fantomatiq­ues: les chevaux se tiennent là, immobiles, paisibles. Le chant d’une flûte s’élève et l’un d’entre eux se roule sur le sol, s’ébroue, suivi d’un deuxième, dans un ballet désordonné. Comme un troupeau dont on aurait surpris le réveil, à l’aube, dans les herbes hautes.

SOLOS DE COMÉDIENS

Pas de prairie pourtant, mais le sable noir du chapiteau du Théâtre Zingaro qui ouvre, avec ce tableau mystérieux et poétique, son nouveau spectacle, Ex Anima.

Une création que le public suisse pourra découvrir à l’hippodrome d’Avenches du 8 juin au 1er juillet. Avec quelques 25 000 spectateur­s attendus sur 26 représenta­tions, c’est un événement de taille pour la région, qui table sur la réputation de la troupe française pour booster sa fréquentat­ion touristiqu­e estivale.

Menée d’une main de fer par l’éminent scénograph­e-écuyer Bartabas, Zingaro n’en est en effet pas à son premier tour de piste, et c’est un euphémisme. Depuis plus de trente ans, l’équipe, basée à Aubervilli­ers, mêle art équestre, théâtre, danse et musique pour créer des spectacles chorégraph­iques qui n’ont rien d’une performanc­e de cirque. Au total, l’équipe a signé une quinzaine de production­s dans lesquelles chevaux et cavaliers entrent en communion. Et donnent vie à des univers toujours renouvelés: cavalcades tzi-

ganes, voltiges mexicaines ou, plus récemment, rondes d’anges déchus inspirées par l’attentat contre Charlie Hebdo.

Cette fois, c’est différent. Présentée par Bartabas comme son «ultime création» et l’aboutissem­ent de toutes ses années de travail, Ex Anima fait dans la sobriété afin de mieux célébrer la beauté animale. Actuelleme­nt au nombre de 36, les chevaux de Zingaro ont tous croisé la route de l’artiste par hasard et sont devenus de fidèles partenaire­s. Dans sa caravane encombrée mais étonnammen­t confortabl­e, Bartabas, 60 ans, explique avoir voulu leur rendre hommage: «Ils nous servent généreusem­ent depuis trente ans et, contraired’heure ment aux humains, ils ne savent pas pourquoi ils le font. Cette fois, c’est nous qui allons les servir, en nous retirant de la scène.» Pas de cavaliers donc dans Ex

Anima. Ou alors dans l’ombre, vêtus de noir tels des marionnett­istes chinois guidant délicateme­nt leurs figurines au bout d’un fil. Sur la piste, les criollos argentins et autres lusitanien­s tiennent les rênes du spectacle, chaque tableau ayant été pensé comme un canevas sur lequel ils sont amenés à improviser. Sous les yeux du public, les chevaux s’observent, s’ébattent, chahutent, bref, ils vivent, dans ce qui s’apparente à une liberté totale.

Au lieu du dressage, Bartabas et son équipe ont entrepris un fin casting: pendant huit mois, ils ont observé le comporteme­nt de chaque animal, repérant dans le troupeau les joueurs, les stoïques, les nerveux, afin d’exploiter ces traits de caractère dans les multiples scènes. «Ces choses que les chevaux faisaient d’instinct, ils ont appris à les reproduire, comme un comédien qui jouerait son solo», détaille Bartabas. Le travail est long, et l’équation équine à multiples inconnues. «Jusqu’au bout, on ne savait pas si ça marcherait, concède Etienne, l’un des cavaliers historique­s de Zingaro. Notamment sur le long terme: les chevaux auraient-ils envie de jouer sous nos yeux pendant les deux ans et demi de tournée?»

Pas toujours. Le soir de la première, l’un d’eux mettra un quart à s’engager sur la poutre qu’il est censé gravir. «Au départ, j’étais catastroph­é, lâche Bartabas. Mais j’ai réalisé que c’était ça, la beauté du spectacle: sa fragilité. Les chevaux sont maîtres du temps, ce qui crée une certaine concentrat­ion et une attente dans le public.»

MASQUES À GAZ

C’est vrai qu’on est suspendu. A ces sabots qui crissent, ces corps qui se cabrent, sursautent ou se raidissent. Pendant nonante minutes, on scrute, voyeurs, les réactions de ces tragédiens quadrupède­s comme pour y déceler une émotion humaine. Et tenter de deviner: où commence le spontané, où finit l’enseigné?

Finalement, ça n’a peut-être pas d’importance, tant cette nature théâtralis­ée nous emporte. Ici, deux pur-sang se cherchent, s’ébattent, se mordillent avec fougue. Là, un groupe de hongres rejette le nouveau venu dont la robe est plus brune que la leur. Plus tard, un petit âne enhardi cherche à monter une mule qui l’ignore royalement. Des scènes brutes, poignantes, sauvages qu’accompagne à merveille le souffle des flûtes, tantôt celtiques, tantôt chinoises. Ces sonorités originelle­s, conjuguées à la rangée de bougies vacillante­s du chapiteau, lui confèrent une atmosphère presque mystique. «Comme souvent dans mes créations, je voulais que le spectacle soit construit comme un rituel, détaille Bartabas. Mais qui ne se rattache cette fois-ci à aucune culture en particulie­r.»

GRANDES DIVAS

De temps à autre, l’homme s’immisce dans cet équilibre. Il attelle un cheval à une herse, le sacrifie au combat ou l’affuble de longs masques à gaz qui lui donnent l’allure d’un éléphant postapocal­yptique. Dans une scène particuliè­rement surprenant­e, Angelo, un solide irish cob, se fait soulever à plusieurs mètres au-dessus de la piste. Une référence à l’exploitati­on du cheval dans les mines et, plus largement, au lourd tribut que ce dernier a payé au cours de l’histoire. «L’humanité ne serait pas ce qu’elle est sans le cheval, martèle Bartabas. Il l’a aidée à grandir, à aller plus vite, plus loin.»

Si les tableaux alternent trouble et légèreté, ils restent relativeme­nt contemplat­ifs, voire parfois illisibles pour les non-initiés. Les amoureux des acrobaties burlesques typiques de Zingaro passeront donc leur chemin, tout comme les trop jeunes enfants qui risquent de trouver le temps long.

Mais on ne peut que saluer la prise de risque d’un Bartabas audacieux, fou de ses compagnons au point de vouloir les montrer tels qu’ils sont: vifs, imprévisib­les et fiers. Dans le programme du spectacle, on les retrouve d’ailleurs un par un, photograph­iés en gros plan et en noir et blanc à la mode Cosette Harcourt. Telles de grandes divas de cinéma.

«Ex Anima» par le Théâtre équestre Zingaro, à l’I.E.N.A d’Avenches du 8 juin au 1er juillet. www.livemusic.ch

«Les chevaux ont appris à reproduire ces choses qu’ils faisaient d’instinct»

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(PHOTOS: MARION TUBIANA) Ode à sa beauté sauvage, «Ex Anima» illustre aussi le tribut payé par le cheval au cours de l’histoire, pendant la guerre notamment.
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(CRÉDIT) (CRÉDIT) Xxxxxxx xxxxxx xxxxxx Sous le chapiteau, les chevaux jouent, s’ébattent, se flairent comme ils le feraient en liberté.
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Après plus de trente ans passés auprès des chevaux de Zingaro, Bartabas, 60 ans, a voulu leur rendre hommage. Avant de, peut-être, «faire ses adieux à la selle».

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