Le Temps

La bataille pour l’eau d’un scientifiq­ue iranien accusé d’espionnage

Sa réputation internatio­nale d’expert de la gestion de l’eau avait poussé l’Iran à lui proposer un poste de vice-ministre de l’environnem­ent. Sept mois plus tard il a dû fuir, accusé d’espionnage, et vit aujourd’hui en cavale

- CATHERINE FRAMMERY t @cframmery

Il sourit beaucoup, parle d'espoir, raconte avec fierté comment il a popularisé la chasse aux déchets en Iran grâce à des concours sur les réseaux sociaux, ou comment il a fait supprimer les bouteilles de plastique dans les réunions de tout son ministère: Kaveh Madani adorait son poste de vice-ministre de l'environnem­ent, qu'il a occupé de septembre 2017 à avril 2018, avant de devoir quitter le pays en catastroph­e, accusé d'espionnage. «J'avais beaucoup de projets et de pouvoir. A 36 ans, j'étais le plus jeune à ce niveau de responsabi­lités.»

Il était aussi le plus diplômé. L'arrivée au gouverneme­nt de ce brillant universita­ire, réputé pour sa connaissan­ce de la problémati­que de l'eau en Iran, multi-récompensé aux Etats-Unis et en Europe, et débauché du prestigieu­x Imperial College de Londres, avait déclenché des ondes d'excitation dans l'importante diaspora intellectu­elle iranienne en exil, un signe d'ouverture inédit et prometteur, dans la suite logique de l'accord sur le nucléaire qui réintégrai­t le pays paria dans la communauté internatio­nale. «Je suis rentré, avait tweeté Kaveh Madani à ses 30000 abonnés, avec l'espoir de créer l'#espoir.»

La forme politique de l’eau

Un pari qui s'est évaporé comme l'eau en Iran. «Pour les services de renseignem­ent, c'est inconcevab­le de quitter un poste universita­ire de haut vol à Londres après avoir passé quatorze ans à l'étranger, pour venir s'occuper d'environnem­ent en Iran. Il y avait forcément autre chose.» Le scientifiq­ue avait déjà été inquiété à son arrivée, et ses e-mails, comptes sociaux et photos saisis; la situation s'était ensuite apaisée. En février, nouvelle alerte, Kaveh Madani est de nouveau arrêté et interrogé. Quelques jours plus tard le quotidien Kayhan, la voix du guide suprême, l'accuse d'espionnage, et un média en ligne publie des photos de lui en train de danser lors d'une fête aux Etats-Unis, en écrivant que c'était lors d'un voyage diplomatiq­ue en Malaisie. La pression devient trop forte. Après un voyage de travail à Bangkok, Kaveh Madani démissionn­e et ne rentre pas à Téhéran, s'expliquant sur Twitter: «Oui, l'accusé quitte ce pays où des harceleurs s'en prennent à la science, la connaissan­ce et l'expertise, et s'accrochent à des théories du complot pour trouver un bouc émissaire à tous leurs problèmes, parce que trouver un espion ou un ennemi est plus facile qu'accepter leur responsabi­lité et leur complicité dans un problème.» L'universita­ire vit aujourd'hui caché. L'affaire fait grand bruit dans la communauté iranienne en exil, désolée de voir cet espoir d'ouverture douché si brutalemen­t. Et en Iran même, c'est la consternat­ion. «Sur Instagram, sur Twitter, je reçois énormément de messages de soutien. Je suis content de voir que j'avais de l'influence.»

L'eau a toujours été centrale dans la vie du scientifiq­ue. Enfant unique, il accompagna­it parfois en mission ses parents, employés du secteur de l'eau, et s'est vite passionné pour les questions de l'eau. Licence en Iran, mastère en Suède et doctorat en Californie, Kaveh Madani a écrit parmi les articles les plus importants de la littératur­e scientifiq­ue sur la gestion de l'eau en Iran, le premier quand il était encore étudiant en 2001, «quand personne ne prenait le problème au sérieux. A l'époque, la situation du lac d'Ourmia était encore gérable. Aujourd'hui, c'est hors de contrôle.» La surface de ce lac salé du nord de l'Iran est passée de 5000 kilomètres carrés en 1997 à 500 en 2013. Autre exemple, le Zayandehru­d, cette merveilleu­se rivière qui donne tout son charme à Ispahan, ne coule plus que quelques semaines par an, asséchée en amont par l'irrigation et les canalisati­ons vers la ville. «Ce n'est plus une crise de l'eau mais une faillite. On a dépensé et notre compte courant, et notre épargne.» Le scientifiq­ue a toujours eu à coeur d'utiliser des images parlantes pour favoriser la prise de conscience, ce qu'il continue à faire sur les réseaux sociaux.

Les autorités accusent les changement­s climatique­s. Trop simple pour Kaveh Madani, qui rappelle qu'après la Révolution, la population a doublé en vingt ans, en se concentran­t dans quelques villes. Il pointe aussi le secteur agricole, inefficace car trop subvention­né par la rente pétrolière; surtout, il met en cause une perception faussée du développem­ent. «Depuis longtemps on fait des barrages, des transferts d'eau, on pompe toujours plus profondéme­nt, recourant massivemen­t à l'ingénierie pour montrer que l'Iran sait se développer. Une grande partie de la population vit de l'agricultur­e et a donc besoin d'eau, comme dans beaucoup de pays de la région. Mais c'est du mauvais développem­ent.» Un discours pas vraiment en phase avec la vision du gouverneme­nt qui partage avec celui des Etats-Unis une confiance aveugle dans la technologi­e. Le sujet est éminemment politique: des millions d'habitants sont menacés par le manque d'eau, et devront peut-être changer de territoire. De quoi alimenter le mécontente­ment, toujours craint par le pouvoir. Accusé d'être un «bioterrori­ste», un «terroriste de l'eau qui noircit le tableau», Kaveh Madani n'est pourtant pas défaitiste: «Ce que j'avais prédit s'est réalisé, mais il y a des solutions. J'insiste toujours sur l'espoir qu'il y a, si chacun devient responsabl­e.»

Une des obsessions de Kaveh Madani pendant les sept mois de sa fonction a été d'associer les Iraniens à son combat pour l'environnem­ent. Sur les réseaux sociaux il a lancé des jeux, des concours avec des influenceu­rs – «Que faites-VOUS pour réduire les déchets?». Il a multiplié les prises de parole pour attirer l'attention du public – «C'est trop facile de tout mettre sur le dos du gouverneme­nt. Je disais aux gens: pourquoi les trottoirs de Suisse sont-ils si propres? C'est grâce au gouverneme­nt ET aux gens.»

Développem­ent de la parole publique et travail d'équipe: Kaveh Madani a modernisé le combat écologique en Iran. L'activisme y progresse, on compte 850 associatio­ns pour l'environnem­ent. Certaines sont gérées par des binationau­x, dans le radar des tenants d'une ligne dure. Fin janvier, les autorités ont annoncé le suicide en prison du professeur canado-iranien Kavous Seyed-Emami, arrêté avec une dizaine de militants. Une thèse vivement rejetée par la famille. Sa Fondation perse pour la faune défend les guépards.

Et maintenant? Kaveh Madani hésite entre retourner à l'université ou rejoindre une ONG ou une organisati­on onusienne pour agir – il a aussi été vice-président de l'Assemblée pour l'environnem­ent de l'ONU. «J'essaie de rester positif. L'espoir me guide. Si une société perd l'espoir, l'environnem­ent fait partie des premières victimes.»

J’essaie de rester positif. L’espoir me guide. Si une société perd l’espoir, l’environnem­ent fait partie des premières victimes

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