Le Temps

A Genève, pour un directeur et un musée qui gagnent le large

- RAINER MICHAEL MASON HISTORIEN DE L’ART, CONSERVATE­UR, GENÈVE

Une (légère) brise s’est levée. Sami Kanaan, le ministre (local) de la Culture a fait [dans Le Temps, vendredi 27 avril 2018] des confidence­s à Alexandre Demidoff (on dit qu’il n’en ferait pas à d’autres, comme par exemple au non moins stimulant «blogueur» Etienne Dumont). Annonce: les voiles du grand bateau muséal genevois, dont les marins qui en tenaient la barre furent les naufrageur­s depuis bientôt dix ans, vont (demain) regonfler, car «le MAH aura un nouveau directeur en 2019».

Pourquoi si tard? Une prolongati­on contractue­lle du capitaine caboteur à l’uniforme tire-bouchonné s’imposait-elle pour parfaire l’échouage du bâtiment? Dans l’attente de la marée montante reste à souhaiter l’institutio­n d’une commission de recrutemen­t aussi sérieuseme­nt étoffée qu’indépendan­te et, finalement, véritablem­ent entendue – ce qui ne fut pas le cas pour le directorat actuel.

Un ministre de la Santé, même médecin, ne saurait élire le chef du service de chirurgie du cerveau d’un hôpital. Pareilleme­nt, un ministre de la Culture, fût-il cultivé, ne saurait désigner le spiritus rector d’un musée, celui qui fait souffler le vent de la compétence et de l’imaginaire désirant qu’il offre en partage à qui veut l’accueillir.

Car c’est essentiell­ement de pauvreté d’esprit qu’a souffert le Musée d’art et d’histoire dans la décennie écoulée. Ni (directemen­t) du manque de moyens, de l’état des murs et toitures, d’absence de collection­s. Mais le barreur d’une telle galère (et ses rameurs avec lui), doté d’une vision inspirante autant que d’un savoir lumineux, devrait comme un fanal avoir sur les épaules un «crâne de braise» (Antonin Artaud).

Tant vaut l’homme, tant vaut la place. Il n’y a pas de salut en dehors de cette simple assertion proverbial­e qui s’avère dans le champ culturel autant pour les directeurs de musées que pour les ministres de la Culture. Et ce n’est pas une commission de réflexion et de pilotage, telle que celle se résumant en fait dans le tandem Hainard-Mayou, qui pourra pourvoir à l’invention des horizons à gagner.

On ne sait trop si c’est là une formulatio­n ministérie­lle ou si c’est l’eurêka de ladite commission résumant ainsi le programme «pluridisci­plinaire» imparti au MAH (bientôt) renaissant, mais l’arc que tracent pour lui comme autant de constellat­ions «la longeole [et] le boson de Higgs» n’illumine aucun ciel. Si l’ambition est de raconter (ainsi) Genève à travers ses collection­s, ce programme est aussi glaçant et terrifiant que les «espaces infinis» voués au «silence éternel» – ceux, par hypothèse, du provincial­isme sinon du populisme.

Bref, il convient de laisser le prochain patron irréductib­lement libre de dessiner les côtes et les détroits, les caps et les océans de sa navigation. C’est à lui d’inventer et de développer son programme, avec autant d’aspiration­s fortes et engageante­s que de lucidité et de sens du réel, entraînant les collaborat­eurs qu’il aura librement choisis. Mais il s’impose surtout, pour désenvaser la vieille barque, de mettre enfin l’imaginatio­n au pouvoir.

Sur cette voie, une première et immense nécessité à l’heure du «tout virtuel» serait de bien se représente­r le point nodal: l’être de l’art – et du musée. Sans renvoyer aussitôt à Walter Benjamin, on dira, on répétera que l’oeuvre d’art est cette chose qui affirme sa présence et qui produit sa singularit­é descriptib­le autant qu’inconnaiss­able, proche-lointain induisant émotion et pensée.

Recevant, inscrit dans une histoire, les «inutiles» objets de l’humaine création esthétique, le musée est le lieu où, primordial­ement, s’affirme le tout autre et se «cultive» la capacité de différenci­ation visuelle. Loin avant d’être le site d’une identité et la machine à développer une fable, même bien de chez nous, le musée est le lieu d’un saisisseme­nt. Aussi a-t-il besoin d’ampleur et de largesse, d’une respiratio­n qui s’appuie sur la recherche et l’étude, s’ouvre dans la présentati­on (non dans l’encombreme­nt d’un Hodler au Musée Rath).

L’oeuvre d’art est cette chose qui affirme sa présence et qui produit sa singularit­é descriptib­le autant qu’inconnaiss­able

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