Le Temps

«Trump? Une aubaine pour la presse de qualité»

Première femme à diriger le «New York Times» de 2011 à 2014, Jill Abramson porte un regard critique sur l’administra­tion américaine actuelle. Elle conseille aux journalist­es de retourner aux fondamenta­ux du métier: informer honnêtemen­t

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Elle a été la première femme à diriger le «New York Times». Dans un entretien au «Temps», Jill Abramson porte un regard critique sur l’administra­tion américaine actuelle. Elle donne sa vision des médias à l’ère de Trump et appelle les journalist­es à revenir aux fondamenta­ux du métier: informer honnêtemen­t.

Ancienne journalist­e du Wall Street Journal, Jill Abramson, une New-Yorkaise de 64 ans, a été la première femme à la tête du New York Times en 160 ans d’existence du vénérable quotidien américain avant d’être licenciée en 2014. Le Temps a rencontré cette pionnière, qui se promène toujours avec une petite figurine en plastique de l’ex-président Barack Obama enfouie dans son sac à main, lors de sa venue à l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent à Genève.

Un documentai­re de Liz Garbus, «The Fourth Estate» (Le quatrième pouvoir), tend à montrer que le journalism­e ne sort pas indemne des attaques proférées par l’administra­tion de Donald Trump. La présidence de Donald Trump a été une sorte de bénédictio­n pour le journalism­e de qualité. Le New York Times et le Washington Post ont vu bondir leur nombre d’abonnement­s digitaux payants. Les gens semblent vouloir se tourner à nouveau vers des titres dans lesquels ils ont confiance. En traitant les médias de véhicules de la désinforma­tion, Donald Trump exploite une tendance qui existait déjà aux Etats-Unis, où l’on a vu s’éroder au fil du temps la confiance dans les médias. Trump est habile pour exploiter ce phénomène. Il prêche à des électeurs sceptiques qui ne savent pas vraiment si les médias sont de leur côté. Trump a besoin d’un ennemi. La presse est une victime facile.

Comment les médias peuvent-ils restaurer leur crédibilit­é auprès du public? Ils doivent simplement faire leur travail, du reportage en profondeur, aller à la rencontre du monde et raconter avec honnêteté ce qu’ils voient, interviewe­r des gens. Ils doivent être scrupuleux avec les faits. Mais aussi écrire d’une manière accessible aux lecteurs, honorer leur intelligen­ce et ne pas chercher à simplement les divertir. Les journalist­es doivent se contenter de faire ce qui est prévu dans le premier amendement de la Constituti­on américaine: informer le public.

L’explosion du nombre de nouveaux médias, BuzzFeed, Vice, Vox ou encore Quartz, est-elle positive? La multiplica­tion des médias est une bonne chose. Elle élargit le choix du consommate­ur d’informatio­n. Vice, par exemple, va filmer des endroits dont personne ne parle. Les jeunes y sont très sensibles. C’est une bonne nouvelle. Maintenant il est vrai qu’avec BuzzFeed et Vice, il faut trier entre l’absurde et le sérieux. Est-ce qu’il faut absolument des reportages, comme le propose Vice, sur des gens qui ont des relations sexuelles avec des ânes?

Les jeunes sont-ils moins informés? Les jeunes n’ont jamais absorbé autant d’informatio­ns dans l’histoire de l’humanité qu’au- jourd’hui. Ce n’est pas toujours de l’informatio­n de qualité. Mais je le vois à travers mes enfants qui ont la trentaine. Ils sont très bien informés. Les gens ne manquent pas d’informatio­ns, ils se noient dedans.

Avant d’être directrice du «New York Times», vous avez été cheffe de la rédaction de Washington. Votre regard sur la couverture actuelle de la Maison-Blanche? Vu les circonstan­ces, tant le New York Times que le Washington Post font un très bon travail. Ils questionne­nt en permanence le pouvoir. Je serais toutefois critique sur un point. Ils sont trop réactifs par rapport à Donald Trump. Oui, ses tweets doivent être traités car ils font partie du mode d’expression du président. Mais la couverture médiatique est excessive et noie ce que fait réellement l’administra­tion Trump. Les médias parlent très peu de la nomination à vie par Trump de juges qui sont très à droite et dont l’impact va se faire sentir bien au-delà de la présidence actuelle. Ils parlent peu des graves mesures prises par l’administra­tion en matière d’environnem­ent.

En dépit des critiques de Trump envers la presse, cette dernière n’a-t-elle pas à battre sa coulpe? Oui, elle s’est parfois discrédité­e elle-même. Le New York Times a publié en une plusieurs articles en amont de la guerre en Irak sur le fait que Saddam Hussein représenta­it un énorme danger pour la planète étant donné qu’il avait des armes de destructio­n massive. Ces articles faisaient écho à des renseignem­ents erronés de l’administra­tion Bush. La majorité des médias américains ont commis cette erreur. Ils ont fait preuve d’un manque de scepticism­e envers une administra­tion qui mentait. Les médias ont commis

«Les journalist­es doivent honorer l’intelligen­ce de leurs lecteurs et ne pas chercher simplement à les divertir»

«Trump a besoin d’un ennemi. La presse est une victime facile»

la même erreur avec l’élection de Donald Trump. Ils analysaien­t tous les mêmes données attestant qu’il ne pouvait pas gagner.

Vous avez été l’une des rares femmes à la tête d’une grande institutio­n médiatique. Quel regard portez-vous sur cette expérience? Il y a en effet très peu de femmes à la tête des médias print, numériques ou télévisuel­s. Par rapport à il y a dix ans, leur nombre a même reculé. C’est insensé. Depuis que j’ai été licenciée par le New York Times, je suis beaucoup plus au courant du deux poids deux mesures appliqué aux femmes qui arrivent au sommet. Je ne pensais pas que j’allais être jugée différemme­nt que lorsque j’étais numéro deux [rédactrice en chef]. J’ai été naïve de ne pas m’en rendre compte.

Que dit la présidence Trump de l’Amérique? Qu’une partie des Etats-Unis n’est pas à l’aise avec la direction qu’avait prise l’administra­tion Obama. Le pays est de fait devenu plus pluraliste et progressis­te en acceptant toujours plus de gens d’horizons différents, la Cour suprême a approuvé le mariage gay. Mais on a omis de voir que dans des zones rurales habitées par des Blancs plutôt âgés, il y avait des millions d’Américains à qui cette réalité de l’Amérique ne convenait pas. Leur voix s’est fait très fortement entendre lors de la présidenti­elle de 2016. Cette contre-réaction n’infléchira toutefois pas une tendance de fond: l’Amérique urbaine ne cesse de grandir, le pays devient de plus en plus bigarré. Trump est

en quelque sorte le dernier souffle d’une couche de la société américaine blanche, rurale et plutôt âgée qui veut retrouver l’Amérique des années 1950 de Dwight Eisenhower, où les Blancs dominaient tout.

Avec le recul, quel est votre regard sur Hillary Clinton, la candidate malheureus­e à la Maison-Blanche?

Elle aurait été une très bonne présidente. C’est triste. Sa défaite s’est jouée à 70000 votes près dans trois Etats. C’est pourquoi il est temps d’abolir le collège électoral, un système absurde. C’est la deuxième élection, après celle de 2000, où le vainqueur du vote populaire, Al Gore puis Hillary Clinton, perd la présidenti­elle. L’histoire serait très différente si ces deux derniers avaient accédé à la Maison-Blanche. Il y aurait peut-être eu un 11-Septembre pour Gore, mais ce dernier n’aurait pas lancé une guerre inconsidér­ée en Irak. L’administra­tion Trump occasionne-t-elle des dégâts irréversib­les à la démocratie américaine? Les dommages seront considérab­les. Cela dit, même quand les démocrates sont au pouvoir, il est difficile de préserver les programmes d’aide aux pauvres. Aux Etats-Unis, l’empathie pour les démunis ne cesse de diminuer. Les politiques tendent à favoriser les plus aisés. Cela date d’avant Trump. Avec Ronald Reagan. Dans les années 1990, le président Bill Clinton n’a pas vraiment changé les choses. Et les démocrates ont commencé à se nourrir au même râtelier que les républicai­ns et à être soutenus par les mêmes riches représenta­nts de l’économie. Même un Congrès et un président démocrates ne changent pas fondamenta­lement la donne. Il faudrait un Roosevelt pour faire marche arrière ou une vraie crise.

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Jill Abramson, 64 ans, ne se déplace jamais sans un compagnon de choix, l’ex-président Barack Obama, sous la forme d’une figurine nichée dans son sac à main. Cette femme de tê pas moins l’héritage des démocrates au pouvoir.
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(MARK HENLEY/PANOS POUR LE TEMPS)

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