Le Temps

En écho à la polémique qui agite Lausanne, quelques observatio­ns sur le deal de rue

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La vente de drogue dans les rues de Lausanne fait actuelleme­nt l’objet de débats vifs et émotionnel­s. Si on comprend le ras-le-bol des habitants confrontés à des vendeurs parfois très entreprena­nts, on doit aussi regretter l’emploi de raccourcis et d’exagératio­ns pour décrire la situation.

Venant des domaines de la santé publique et de la sécurité, nous souhaitons apporter certains éclairages à propos de la situation actuelle. Les six points ci-dessous s’appuient notamment sur les résultats d’une étude du marché des stupéfiant­s dans le canton de Vaud (MARSTUP), cofinancée par le Fonds vaudois pour la prévention et la lutte contre les addictions, et dont le deuxième volet sera publié le 12 juillet prochain.

1• UNE COCAÏNE PLUS PURE

Depuis quelques années, on observe une nette augmentati­on de la pureté de la cocaïne vendue en Suisse. Sa production en Amérique du Sud est d’ailleurs quantitati­vement et qualitativ­ement en hausse, et les saisies faites en Europe montrent que les volumes à destinatio­n de notre continent augmentent. On fait aussi l’hypothèse de l’existence de stocks importants dans les pays d’arrivée en Europe (Espagne, Portugal, Pays-Bas, Belgique, Italie, etc.) d’où la substance est ensuite redistribu­ée notamment vers la Suisse. Il n’y a donc pas de pénurie de cocaïne en vue, même si d’importante­s saisies sont régulièrem­ent réalisées.

2• LES ACHETEURS ET LEUR PRISE DE RISQUE

La cocaïne est une drogue de notre temps. Elle est achetée par environ 1 à 2% des adultes issus de différents milieux sociaux et consommée dans le cadre des loisirs, du travail, de la vie sociale ou de la sexualité. La pureté de la cocaïne achetée est très variable et elle est très souvent coupée avec des substances potentiell­ement dangereuse­s, comme le lévamisole et la phénacétin­e. L’usage de cette substance constitue ainsi une sorte de loterie. La consommati­on de cocaïne est aussi dangereuse en soi, notamment sur le plan cardio-vasculaire et, contrairem­ent à certaines croyances, son usage se marie mal à celui de l’alcool. Elle peut également engen- drer une dépendance, synonyme notamment de dépenses abyssales.

3• DES RÉSEAUX OUEST-AFRICAINS

L’une des particular­ités de ces réseaux est qu’ils sont impliqués, aux côtés d’autres trafiquant­s, dans le commerce de cocaïne depuis les pays de production en Amérique du Sud jusqu’aux rues de nos villes. Ces réseaux n’ont cependant pas de structure pyramidale mais se concrétise­nt avant tout par des projets de durée limitée et des initiative­s individuel­les. Ils s’alimentent aussi de la misère dans les pays d’Afrique de l’Ouest et de la «débrouille» qui y est apprise. Des trafics pouvant atteindre des dizaines de kilogramme­s sont démantelés chaque jour en Europe, mais cela n’affecte pas le système dans son ensemble. Le «maillon faible» permettant de porter un coup fatal à ce type de réseaux reste une chimère même si des milliards de francs sont dépensés chaque année à travers la planète pour les combattre.

4• DU DEAL DE RUE ET DU RÔLE DE LA POLICE

Bex, Yverdon, Lausanne. Les villes vaudoises dépassées par le deal de rue se suivent et se ressemblen­t. La faute à la police, à la justice, aux décideurs? Peut-être. D’autres villes ou cantons semblent parfois mieux gérer cette question, mais sans que l’on en soit vraiment sûr puisque personne n’étudie cette question avec sérieux. Il faut aussi se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps (2012) des articles de presse faisaient écho aux démissions dans les rangs de la police lausannois­e parce que certains agents se plaignaien­t de tâches liées notamment au trafic de stupéfiant­s. Il y a aussi un «effet ballon» qui caractéris­e le trafic de stupéfiant­s: si on augmente la pression sur le deal à Lausanne, les effets risquent de se faire ressentir à Nyon ou à Vevey, ou dans les quartiers moins favorisés entourant la capitale vaudoise.

5• DES MINEURS CIBLÉS PAR LES DEALERS?

De telles pratiques sont évidemment inadmissib­les et, si elles sont observées, doivent donner lieu à des réponses sans ambiguïtés (nos lois contiennen­t des dispositio­ns spécifique­s pour cela). Mais, les récits de dealers machiavéli­ques – qui ajoutent à dessein des produits mortels et/ou qui ciblent les mineurs pour en faire leur clientèle – sont souvent des exagératio­ns et aussi parfois de purs mensonges. Il faut donc rester vigilants et bien vérifier les faits rapportés, surtout quand le débat devient très émotionnel.

6• LA SOLUTION?

Vu la pression et les insatisfac­tions face au deal de rue, la police va reprendre le contrôle de certains quartiers à court terme. Elle peut concentrer ou étendre ses moyens sur ce sujet et le faire pendant un temps donné. Cela ne sera toutefois pas une solution durable au problème. Il faudrait saisir l’occasion pour relancer un dialogue ouvert autour de cette question et envisager un ensemble de mesures qui concernent tant l’offre que la demande de drogues. Il existe une panoplie d’actions à tester qui peuvent permettre de ramener la problémati­que du deal à un niveau acceptable. Vouloir le faire disparaîtr­e est une illusion. L’encadrer, c’est possible.

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FRANK ZOBEL VICE-DIRECTEUR D’ADDICTION SUISSE ET MEMBRE DE LA COMMISSION FÉDÉRALE POUR LES QUESTIONS LIÉES AUX ADDICTIONS (CFLA)
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PIERRE ESSEIVA PROFESSEUR À L’ÉCOLE DES SCIENCES CRIMINELLE­S (ESC) DE L’UNIL

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