Le Temps

En Suisse alémanique, ce deal qu’on ne saurait voir

- CÉLINE ZÜND @celinezund

A Zurich, les scènes ouvertes de la drogue font partie d’un passé mouvementé. Le trafic de stupéfiant­s n’a pas disparu mais, grâce à une stratégie alliant répression et prévention, il se fait moins visible

Michael Herzig rappelle une anecdote qui en dit long sur la crise qu'affrontait Zurich dans les années 1990. Après l'arrestatio­n d'un de leurs membres, les dealers libanais, qui dominaient le marché de la cocaïne alors, décidaient de se mettre en grève. «Ils étaient si puissants qu'un arrêt de leur activité conduisait rapidement à une aggravatio­n de la crise et une augmentati­on de la pression pour les autorités», rappelle Michael Herzig.

Le Zurichois a été délégué à la politique des drogues durant six ans, puis responsabl­e des locaux d'injection. Auteur de romans policiers, il enseigne désormais à l'Université des sciences appliquées de Zurich.

Présence policière ciblée

Trente ans après les scènes ouvertes de la drogue, dans la plus grande ville de Suisse, le deal de rue ne tourmente plus l'opinion publique. Le commerce de drogue n'a pas disparu pour autant: Zurich figure parmi les villes où l'on consomme le plus de stupéfiant­s en Suisse. «C'est une logique économique simple. Aussi longtemps qu'il y a de la demande, il y aura une offre. Même les Etats qui répriment le plus durement le trafic n'y échappent pas», observe Michael Herzig.

Au bord de la Limmat, les transactio­ns se déroulent dans une relative indifféren­ce, surtout parce qu'elles se font discrètes. Le résultat d'une stratégie alliant travail policier et prévention, avec une bonne dose de pragmatism­e. «Si l'objectif est d'éradiquer la consommati­on de drogue, alors cela ne fonctionne­ra pas, souligne Michael Herzig. Il faut se donner un but réaliste, comme rendre le trafic moins visible, pour faire en sorte que les habitants ne soient pas incommodés par la présence de dealers.» A Zurich, cela se traduit par une pression ciblée sur le trafic, avec la présence d'agents en uniforme autour des places ou des axes urbains fréquentés.

Sanctions rapides pour perturber le trafic

La police criminelle travaille en collaborat­ion avec les agents de proximité et les travailleu­rs sociaux. «Dans la lutte contre le trafic de stupéfiant­s, la police municipale peut agir rapidement car elle possède une certaine marge de manoeuvre. Elle utilise des instrument­s légaux à sa dispositio­n, comme des observatio­ns et des achats fictifs en civil», explique une source policière.

Lorsqu'un agent dispose de preuves suffisante­s pour arrêter un trafiquant, ce dernier est ensuite déféré à un magistrat, qui décide de son cas en principe dans les 24 heures, poursuit cette source: «La rapidité et la prévisibil­ité d'une sanction sont deux éléments importants pour perturber le marché.»

Mais ce n'est pas tout. «La répression sert à restaurer un sentiment de sécurité. Or il est indispensa­ble d'agir en parallèle auprès des consommate­urs, pour prévenir des overdoses ou autres problèmes de santé publique», reprend Michael Herzig.

«Le local d’injection fait partie de la stratégie de contrôle»

Voilà vingt ans que Zurich tente de maintenir l'équilibre entre une consommati­on de drogues accompagné­e dans des espaces dédiés – la ville dispose de quatre locaux d'injection – et la répression du trafic illégal. «Lorsqu'un usager est surpris en pleine transactio­n, il reçoit une interdicti­on de fréquenter le centre. Mais on ne peut pas tout contrôler. Les autorités agissent de manière proportion­née. Il y a de facto des zones prioritair­es et d'autres moins prioritair­es», observe Michael Herzig.

Le Zurichois porte un regard sévère sur le débat qui agite Lausanne. «Pourquoi considérer les dealers comme seuls responsabl­e de la mort d'un consommate­ur? L'accès à la drogue est un facteur, mais ce n'est de loin pas le seul. La société porte une responsabi­lité. Les Lausannois ont rejeté jusqu'ici les mesures proposées pour réduire les risques liés à la consommati­on de drogues», souligne-t-il, faisant référence au local d'injection, refusé par le passé en votation populaire. En automne, la ville vaudoise devrait toutefois ouvrir son premier «espace sécurisé de consommati­on».

Personne ne le déclare officielle­ment, mais dans le milieu profession­nel, c'est un secret de Polichinel­le: une partie du deal se déroule aux abords des locaux d'injection, dans une zone grise. «Parfois à l'intérieur, lorsqu'il s'agit de petites quantités pour une consommati­on personnell­e. Le local de consommati­on fait partie de la stratégie de contrôle du marché», souligne notre source policière.

La plus grande partie des transactio­ns continue cependant d'échapper à la surveillan­ce. Lorsque le deal quitte la rue, il se poursuit ailleurs. Via contact sur WhatsApp, dans un appartemen­t. Ou dans la partie immergée d'internet, le darknet, à l'abri des regards et loin des uniformes.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland