Les années d’avant
La plupart des commentaires sur les événements de 1968 sont des jugements sur l’après. Dressé en 2018, le bilan est généralement sévère. Il a cependant le gros défaut de n’être pas mis en regard du bilan des années précédentes. Les Documents diplomatiques suisses corrigent l’insuffisance: le cahier spécial publié ces jours-ci sur leur site* donne à voir les situations déclencheuses du mouvement étudiant telles qu’elles ont été perçues par les ambassadeurs de la Confédération dans vingt-deux pays du monde. Leurs dépêches décrivent le blocage des sociétés qu’ils côtoient, la rigidité des hiérarchies, les abus de pouvoir et la paralysie des structures éducatives face aux attentes d’une jeunesse très nombreuse qui revendique partout sa place. En fin de carrière pour la plupart, les ambassadeurs de 1968 sont des soldats de la guerre froide, la main de Moscou n’est pas absente de leurs analyses, mais ils n’en observent pas moins, en la déplorant, l’inaptitude des dirigeants à répondre aux demandes sociales. Expliquant l’explosion, leur prose en justifie souvent le motif.
En 1968, le chef du Département politique est le Zurichois Willy Spühler. Président de la Confédération cette année-là, il est aussi le premier socialiste en charge des affaires étrangères. Son administration trie les dépêches les plus intéressantes pour sa lecture personnelle. Prévoyant que la «révolte des jeunes» fera un bon thème de discussion à la conférence annuelle des ambassadeurs de l’automne, elle commande une synthèse des événements à un groupe de treize stagiaires diplomates (dont une femme) qui viennent de faire le choix de la carrière. Tout frais sortis des universités, ils ont, pense-t-on à Berne, une compréhension des revendications étudiantes plus fine que leurs aînés. Et en effet, pour émaner d’un département fédéral, leur texte est stupéfiant: c’est un plaidoyer en faveur des jeunes.
Ils l’introduisent par Paul Ricoeur, alors professeur de philosophie à l’Université de Nanterre: «L’Occident est entré dans une révolution culturelle, celle des sociétés industrielles avancées, [qui] met en cause la vision du monde, la conception de la vie sous-jacente à l’économique, au politique et à l’ensemble des rapports humains.» Suit l’exposé des archaïsmes culturels – le patriotisme, la guerre, les relations d’autorité dans la famille, l’école et le travail – ressentis comme insupportables. La nouvelle génération a besoin de participation, elle refuse l’embrigadement dans un marché du travail bureaucratisé et déshumanisé, ce pourquoi elle revendique la réforme de l’université, sa démocratisation et l’actualisation de son enseignement. Au-delà, elle vise à l’amélioration morale de la société. Vaste projet que les stagiaires jugent téméraire bien que fondé.
Placés au coeur d’un réseau diplomatique international, ils sont à même de noter le caractère contagieux de la contestation et, de fait, son ampleur mondiale puisqu’elle touche à la fois l’Europe, les Amérique, l’Asie et l’Afrique. En chaque lieu, les revendications sont spécifiques mais ne s’inscrivent pas moins dans un mouvement global. «La jeunesse protestataire a soulevé une saine agitation dans une société auto-satisfaite, écrivent les diplomates. On doit lui en être reconnaissant parce que sans agitation, une démocratie, la forme politique par excellence du changement et de l’évolution, ne peut pas survivre.»
La conférence des ambassadeurs a été annulée à la suite de l’entrée des chars russes à Prague le 21 août 1968. Le document des stagiaires n’a pas été discuté. Il n’y a pas trace de son appréciation par les hauts responsables du département ou de son influence sur la politique fédérale. Sorti de l’oubli après cinquante ans, il rend à l’année 1968 la fraîcheur, la sincérité et l’ambition que le temps a recouvertes des désillusions de la vie.
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