Dans la forêt primaire de Bialowieza, le combat d’un biologiste polonais
Le biologiste polonais combat les coupes programmées dans la forêt de Bialowieza, rare vestige de forêt primaire ayant échappé à l’activité humaine sur le continent européen
Comme tous les amoureux transis, Adam Bohdan ne se lasse jamais d’évoquer sa bien-aimée. Narrant ici le destin d’un chêne frappé par la foudre mais toujours debout, traquant les traces de bisons à l’orée des bois, relevant là encore la présence d’une mousse immaculée au pied des arbres… C’est bien d’un bois dormant que le biologiste de 42 ans, bras de bûcheron et visage d’éternel adolescent, «est instantanément tombé amoureux, voici plus de dix ans».
En l’occurrence la forêt de Bialowieza, 143000 hectares à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, rare vestige de forêt primaire ayant échappé à l’activité humaine sur le continent européen. L’ancienne réserve de chasse des rois et des tsars est désormais un sanctuaire unique pour la vie sauvage, où s’abrite une faune exceptionnelle – 12000 espèces d’invertébrés, 250 espèces d’oiseaux, 59 espèces de mammifères – tandis que les derniers bisons d’Europe, menacés d’extinction au début du XXe siècle, y ont trouvé le refuge indispensable à leur survie.
Chargé par diverses ONG environnementales, à commencer par Dzika Polska (Pologne Sauvage), de surveiller l’évolution de la biodiversité des lieux, Adam Bohdan n’a cessé depuis cette rencontre de renouveler ses voeux à ce joyau inscrit au Patrimoine naturel de l’Unesco et classé comme site naturel d’exception Natura 2000.
Le scolyte, un prétexte pour abattre les arbres
A l’ombre des chênes, hêtres et épicéas centenaires, le conte de fées a subitement pris fin voilà deux ans. En mars 2016, suivant les recommandations de l’Office national des forêts, le Ministre de l’environnement, Jan Szyszko (PiS), approuve un plan décennal d’abattage de 180000 m3 d’arbres, soit trois fois le quota initialement prévu. «Des coupes sanitaires destinées à lutter contre la prolifération des scolytes, des coléoptères qui déciment les épicéas et menacent à terme l’avenir de la forêt», argue Jaroslaw Krawczyk, attaché de presse de l’Office national des forêts polonais rencontré début juin.
La décision, elle, soulève l’ire d’une coalition d’ONG et de scientifiques. «Le scolyte, dont la présence est actée depuis des décennies sans mettre en péril la forêt, a servi de prétexte pour accélérer l’exploitation économique de la forêt», assène Adam Bohdan. Les gardes forestiers plaident pour la sylviculture et une forêt utilitaire et sculptée par l’homme; le quadragénaire milite quant à lui pour une gestion biologique des lieux.
«Pourquoi faire d’une forêt millénaire un jardin contrôlé? Pourquoi ne pas appliquer les règles qui ont cours dans la zone du Parc national, environ 16% de la surface totale, qui exclut toute intervention humaine? Des arbres meurent, leurs souches garantissent la renaissance de nouvelles espèces, servent de zones de nidification aux oiseaux, etc. Laissons le cycle naturel se faire, laissons la forêt s’autorégénére», argumente Adam Bohdan.
Pas question donc pour le gardien du temple de rendre les armes sans combattre. Tandis que cinq abatteuses, gigantesques machines capables de broyer chacune 200 à 300 arbres par jour, sont acheminés dans les bois au printemps 2017, les militants écologistes affluent, eux, du monde entier – Polonais, Tchèques, Allemands, et même des Australiens… «A tour de rôle, plus de 1500 personnes sont venues ici participer aux blocages des chantiers», s’enthousiasme Adam, fier de participer à cette «Internationale verte».
«De mai à novembre, nous avons organisé des sit-in devant les convois, avons barré les chemins avec les troncs déjà coupés, nous sommes attachés aux machines et aux arbres menacés, en utilisant des colliers de serrage et des tubes de plastique… Cela n’a pas toujours été une partie de plaisir, surtout après l’été, quand les gardes forestiers ont organisé une zone d’exclusion des médias, n’hésitant plus à se montrer violents», se remémore celui qui cumule une trentaine de plaintes pour désobéissance aux forces de l’ordre, troubles à l’ordre public et même séquestration, quelques heures durant, du directeur régional de l’Office national des forêts.
Autant de techniques d’une «guérilla rurale» – qu’il assure pacifique du côté des manifestants – auxquelles le scientifique n’est pas étranger, lui le vétéran de la première grande mobilisation environnementale polonaise en 2007. Dans la vallée de la Rospuda (Mazurie), une autoroute menaçait alors de couper en deux et de bétonner une tourbière elle aussi classée Natura 2000. Le projet avait été abandonné après sept ans de protestations suite à la décision de la Commission européenne de porter l’affaire devant la Cour européenne de justice.
Projet avorté d’autoroute
Une leçon d’histoire bien retenue par les opposants aux coupes à Bialowieza, qui ouvrent un second front, cette fois judiciaire. Une plainte est déposée auprès de l’instance européenne par huit ONG dès l’annonce du plan. «Et sur le terrain, outre les blocages, indispensables pour ralentir le travail des machines et attirer l’attention des médias et donc de Bruxelles, notre travail consistait à collecter toutes les preuves nécessaires – vidéos, données GPS des sites d’abattage, prélèvement sur les arbres – témoignant que des zones protégées ou des arbres sains étaient bien concernés par les coupes», souligne le lanceur d’alerte.
A trois reprises, à l’été et à l’automne 2017 puis le 21 avril dernier, la Cour de justice de l’Union européenne somme le gouvernement polonais de cesser la déforestation dans les zones sanctuarisées, le menaçant d’une astreinte de 100000 euros par jour. Et depuis l’automne, le vrombissement des scies à chaînes et des abatteuses s’est tu. Le ministre de l’Environnement, lui, a été remplacé à l’occasion d’un revirement début janvier.
Une victoire définitive? Adam Bodhan l’assure, «nous n’avons gagné qu’un sursis. Déjà le nouveau ministre a mis en place une commission pour réfléchir à un nouveau plan, avec une vingtaine d’experts fidèles à ses vues pour un seul représentant des ONG.» Dans l’attente de ses conclusions d’ici à la fin de l’été, les militants écologistes, eux, préparent déjà le prochain acte. D’abord en allant à la rencontre des habitants des alentours, pas toujours ravis de se voir priver d’une source de revenu, celui du bois de chauffage.
A Teremiski, une banderole prévient: «Pseudo-écologistes, laissez vos mains sales hors de la forêt. Signé: Les habitants.» Pas de quoi cependant effrayer Adam: «Ceux qui vivent du tourisme durable le savent déjà, ils ont tout à gagner à sanctuariser la forêt. L’alternative économique existe, et elle est bien plus rémunératrice.» A ses yeux, le vrai enjeu reste l’extension du Parc national à l’ensemble de la forêt, la rendant inattaquable à 100%. «Sinon, il y aura toujours quelqu’un pour essayer de l’exploiter et relancer les coupes.» Du moins les bûcherons trouveront-ils un biologiste énamouré sur leur chemin.
Nous avons organisé des sit-in devant les convois, nous avons barré les chemins avec les troncs déjà coupés, nous nous sommes attachés aux machines et aux arbres menacés…