Le Temps

Evans Odula, pionnier de la permacultu­re sur le lac Victoria

Sur sa petite île du lac Victoria, au Kenya, cet ancien DJ a créé une ferme en permacultu­re qui va bien au-delà de la production de fruits et légumes. Badilisha est un projet «total», contre la déforestat­ion et contre la pauvreté

- MARION DOUET @mariondoue­t

Agé de 36 ans, Evans Odula porte déjà les traits des hommes sages. Peut-être parce qu’avant de réaliser son rêve – créer une ferme en permacultu­re sur son île de Rusinga, à l’extrême ouest du Kenya – ce père de famille a eu plusieurs vies.

A 20 ans, Evans Odula, fraîchemen­t sorti du lycée et manquant d’argent pour entamer des études supérieure­s, se lance dans une tumultueus­e vie de DJ à Narok, dans le centre du pays, entraîné par un cousin adepte de la culture rastafari. Il coupera ses dreadlocks au bout de quelques mois avant de regagner Rusinga et les rives du lac Victoria. Au début des années 2000, ce fils de proviseur devient travailleu­r humanitair­e: pendant cinq ans, il sensibilis­e la population aux ravages du sida dans la région. Le taux de prévalence du syndrome y est alors l’une des plus élevés du monde, dépassant les 30%.

«J’y ai beaucoup appris, mais je n’aimais pas tellement ça car mon coeur a toujours été tourné vers la protection de la nature», raconte aujourd’hui Evans, devenu une personnali­té sur l’île qu’il parcourt chaque jour au guidon de sa vieille moto chinoise. L’origine de cette passion? Son père, Michael Odula. «Il gagnait sa vie en tant que proviseur de lycée mais c’est avant tout un grand environnem­entaliste, qui a reçu un prix du Programme des Nations unies pour l’environnem­ent en 1990 pour son engagement au sein de l’antenne locale du Mouvement de la ceinture verte de Wangari Maathai», raconte-t-il avec fierté. La figure paternelle et l’égérie africaine de l’écologie seront, en somme, ses deux mentors.

Prix Nobel de la paix en 2004, la Kényane Wangari Maathai a lutté pendant des décennies contre la déforestat­ion de l’Afrique, arguant que ce processus désastreux pour le climat l’était aussi pour les population­s les plus déshéritée­s. Aujourd’hui, le constat d’Evans Odula n’est pas différent. Sa petite île de Rusinga, 40 km2 reliés au continent par une digue, a durement souffert de l’abattage massif du bois pour produire du charbon.

Plus qu’une récolte par an

Aujourd’hui, la colline centrale a perdu son couvert forestier et les pluies se sont raréfiées, disent les habitants, avec pour conséquenc­e de rendre plus difficile le travail dans les shambas, ces champs privés qui sont à la fois une source de sécurité alimentair­e et de revenus pour les familles. «Beaucoup de choses ont changé. Désormais, nous n’avons plus qu’une récolte par an. Mon grandpère m’a raconté qu’à l’époque il y en avait deux à Rusinga, comme c’est toujours le cas à Mfangano [une île située plus loin sur le lac et qui a conservé ses forêts, ndlr].»

En 2008, Evans Odula réunit avec l’aide de quelques amis – autochtone­s et étrangers – la somme de 500 000 shillings (environ 5000 dollars) pour acheter un bout de terre sèche et sablonneus­e, à quelques mètres en retrait de la rive. C’est le début de Badilisha («changement» en swahili), une ferme imaginée comme un pivot pour transforme­r en profondeur ce minuscule écosystème qu’est l’île. Le choix de la permacultu­re y sera une évidence.

«C’est une approche holistique, qui peut lutter en même temps contre les problèmes environnem­entaux, économique­s et sociaux auxquels nous sommes confrontés ici», insiste cet homme au regard animé, citant l’exemple du moringa, cet arbre local qui possède le double avantage de fixer l’azote dans le sol – au bénéfice des autres plantes – et de produire des feuilles commercial­isées pour leurs multiples vertus médicinale­s (contre le diabète et l’arthrose, notamment). «Et puis le concept de la permacultu­re s’appuie directemen­t sur des savoirs ancestraux, compilés à travers le monde: construire des terrasses, des haies, utiliser des pesticides sans chimie, promouvoir des semences locales», poursuit-il.

Aujourd’hui, en saison sèche, Badilisha est un bloc de verdure d’un hectare qui contraste avec les arides parcelles alentour. La ferme, irriguée par une pompe solaire, comprend un verger, un potager, un jardin aromatique… Des associatio­ns de femmes gagnent un peu d’argent en venant y acheter des papayes, calebasses, pois et diverses plantes médicinale­s, qu’elles revendent au marché.

Pépinière et institut de recherche

Mais le projet va bien au-delà. Outre des activités de formation destinées aux petits producteur­s – dont certains se sont «convertis» à la permacultu­re –, Badilisha est aussi une pépinière, qui fait pousser des arbres locaux destinés à des projets de reforestat­ion. Ainsi, en haut de la colline, des habitants qui vivaient de la coupe du bois touchent «un petit quelque chose» pour protéger de jeunes pousses. Des «plantation­s d’arbres» sont également organisées auprès des écoliers. En avril, quelque 5000 plants achetés à la ferme par le Rotary Club canadien ont été mis en terre dans une école.

Au total, 500 habitants bénéficien­t du projet, estime Evans. En revanche, Badilisha, qui est une organisati­on caritative, ne suffit pas à le faire vivre (son épouse, Mary, gagne sa vie en vendant des vêtements), pas plus que la dizaine de jeunes qui bêchent, plantent et entretienn­ent la ferme à ses côtés. Une situation qui ne le refroidit pas pour autant. Cet écologiste de terrain entend maintenant construire un institut de recherche, pour mieux connaître les propriétés des plantes de la région du lac, au bénéfice de la ferme mais aussi de toutes les communauté­s environnan­tes.

L’achat d’une machine à fabriquer des briquettes à partir de déchets végétaux est également dans les cartons: elle permettra d’offrir une alternativ­e abordable au charbon de bois et de générer une nouvelle source de revenus pour les femmes, traditionn­ellement chargées de la collecte du bois. Autant de nouvelles pierres à l’édifice qui demanderon­t des années de travail. Mais Evans Odula n’est ni inquiet ni pressé. Le jeune sage applique l’adage selon lequel la nature a besoin de temps.

La permacultu­re est une approche holistique, qui peut lutter en même temps contre les problèmes environnem­entaux, économique­s et sociaux auxquels nous sommes confrontés

 ??  ??
 ?? (FREDRIK LERNERYD POUR LE TEMPS) ??
(FREDRIK LERNERYD POUR LE TEMPS)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland