Le Temps

«Sur l’Europe, on s’interdit de penser»

Dans le livre blanc qu’Avenir Suisse consacre à l’avenir du pays, son coauteur Patrik Schellenba­uer appelle à la redynamisa­tion de la voie bilatérale – et même à l’examen du scénario de l’adhésion

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e

Ce jeudi 7 juin, les délégation­s suisse et européenne ont tenu un nouveau round de négociatio­ns à Bruxelles dans le but de conclure un accord institutio­nnel, sans que rien ne filtre des discussion­s. Dans l'immédiat, Avenir Suisse a esquissé six scénarios quant à l'avenir de la relation bilatérale. Entretien avec Patrik Schellenba­uer, chef économiste du laboratoir­e d'idées.

Le dossier européen est complèteme­nt bloqué en Suisse. Pourquoi les Suisses ont-ils si peur d’en parler?

Parce qu'on s'interdit de penser. D'une part, notre pays aimerait profiter des avantages du marché intérieur européen, qui nous a valu un gain de prospérité appréciabl­e. Mais, d'autre part, nous ne sommes politiquem­ent pas prêts à accepter que les règles de ce marché soient fixées par l'UE et non par nous.

Peut-on parler d’un tabou? Oui. La droite nationalis­te et conservatr­ice, en particulie­r, minimise l'importance économique de l'UE et fait de tout rapprochem­ent avec elle un tabou. Elle aimerait même résilier certains accords de la voie bilatérale. De plus, la crise de l'eurozone a été instrument­alisée par les adversaire­s de l'UE.

Mais cette crise n’est-elle pas la preuve que la Suisse doit garder ses distances par rapport à l’UE? Si l'UE n'améliore pas ses institutio­ns, l'euro restera effectivem­ent fragile. Quoi qu'il en soit, cette situation affecte la Suisse. La BNS a dû doubler la taille de son bilan afin de limiter la hausse du franc. La raison en est qu'avec l'Irlande et la Belgique, la Suisse est le pays économique­ment le plus intégré à l'Europe. A cet égard, elle est plus européenne que 90% des Etats membres de l'UE!

Vous prétendez qu’à terme, les Suisses n’auront plus qu’un choix entre l’isolement et l’adhésion à l’UE. La voie bilatérale est morte? Au contraire! Le fait que l'UE réclame à la Suisse de manière si véhémente un accord institutio­nnel montre qu'elle est prête à poursuivre la voie bilatérale, mais sur une base dynamique. La Suisse pourrait considérer cela comme un privilège, et non en premier lieu comme une tentative de pression. La structure statique des bilatérale­s date encore des années 1990, lorsque Bruxelles partait du fait que la Suisse finirait par adhérer un jour à l'UE.

Vous dites que la Suisse pourrait perdre entre 400 000 et 550 000 emplois d’ici à 2035 dans le scénario de l’isolement. N’êtes-vous pas trop pessimiste? Ce chiffre résulte du départ à la retraite de la génération des baby-boomers. Le marché du travail suisse se réduira sensibleme­nt, pas seulement dans le scénario du repli sur soi. Mais dans ce scénario, la Suisse pratique une politique d'immigratio­n très restrictiv­e, raison pour laquelle elle rate l'occasion de compenser partiellem­ent le vieillisse­ment de sa population par une immigratio­n plus élevée.

Vous esquissez une révolte des entreprene­urs pour relancer l’intégratio­n européenne. L’économie n’est-elle pas la grande absente du débat? Il existe un malaise croissant des entreprene­urs suisses envers l'incapacité politique de résoudre ce problème. Dans ce débat européen, il faut davantage de rationalit­é économique et moins d'idéologie.

Le peuple suisse tient à la voie bilatérale actuelle, que l’UE refuse. Serait-ce grave si l’UE décidait de ne pas accorder l’équivalenc­e boursière à la Suisse? L'UE veut dynamiser la relation bilatérale avec la Suisse, elle ne refuse rien pour l'instant. Mais l'absence d'une équivalenc­e boursière serait grave, d'abord pour la bourse suisse, qui perdrait une partie de son chiffre d'affaires, mais aussi pour toute la place financière. La bourse suisse devrait peut-être même envisager de déplacer son siège dans l'UE. De plus, le SMI pourrait perdre de son importance en tant qu'indice internatio­nal significat­if pour les investisse­urs.

Deux de vos six scénarios concernent l’adhésion à l’UE, qui n’a jamais été aussi impopulair­e qu’aujourd’hui. Quels événements pourraient pousser la Suisse dans l’UE? La popularité à court terme d'une variante ne saurait être un critère dans la réflexion d'un laboratoir­e d'idées. Nous partons de l'hypothèse selon laquelle les grands blocs définissen­t de plus en plus les règles du commerce entre eux. Si la Suisse n'appartient pas à l'un de ces blocs, elle risque d'être victime de discrimina­tions.

Quels seraient les avantages d’une adhésion pour la Suisse? L'accès automatiqu­e au grand marché européen. La participat­ion à ce grand marché stimulerai­t la concurrenc­e en Suisse. Cela augmentera­it la productivi­té, une nécessité compte tenu de notre croissance démographi­que.

Et les inconvénie­nts? La reprise de l'euro et toutes les politiques de mutualisat­ion qu'il implique, de même qu'un niveau de régulation plus élevé dans certains domaines.

Que se passerait-il sur le plan politique? Le concept de souveraine­té évoluerait sensibleme­nt. Celle-ci deviendrai­t plus relative et matérielle que formelle. Mais la Suisse pourrait participer aux décisions plutôt que d'être juste écoutée de temps à autre. De toute façon, nous devrons nous départir de l'illusion d'une indépendan­ce absolue dans un monde de plus en plus connecté.

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(THEREFORE GMBH) Patrik Schellenba­uer: «Dans le débat européen, il faut davantage de rationalit­é économique et moins d’idéologie.»

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