Le Temps

L’homme que Genève adore détester

«Genève s’est engagé en 2008 à construire 2500 logements par an. En 2010, seuls 1000 logements étaient sortis de terre. Je n’en ai pas dormi»

- LAURE LUGON @LaureLugon

Le maire de Saint-Julien, en France voisine, est un combattant infatigabl­e des droits des frontalier­s. A Genève, il en braque plus d’un, mais il se défend de haïr le canton qui l’a vu naître. Un pied de chaque côté de la frontière, il se sent appartenir à ce Grand Genève qu’il réclame de ses voeux

Il est le seul Français de sa famille, tous les autres étant Suisses devenus. Il est même le premier citoyen de Saint-Julien, commune du Genevois français. Embrouillé? Autant que les questions d’identité, qu’un ruban de frontière ne saurait résoudre. «Je suis considéré comme Français en Suisse et Suisse en France. J’ai grandi avec cette ambiguïté. Or je me sens, au fond de moi, du Grand Genève.»

Antoine Vielliard, maire de «Saint-Ju», comme on dit ici et là-bas, l’homme dont les blogs ont allègremen­t passé la frontière, au point qu’il a gagné le statut de «Monsieur frontalier­s». Celui qui croise le fer avec le ministre artisan de la préférence cantonale, le MCG Mauro Poggia, avec tous les députés qui cassent du 74 dans l’enjouement des causes gagnées, celui que Genève, au fond, adore détester.

Sérieux

La formule ne le fait point trop rire, malgré nos assurances quant au caractère impertinen­t du portrait. D’un naturel sérieux, austère presque, avec ce port de tête rigide et cette allure de premier de classe, on le sent méfiant et prêt à l’esquive. En homme qui reçoit des coups mais sait aussi en donner. Dernier en date: il a envoyé à JeanClaude Juncker, président de la Commission européenne, une liste d’offres d’emploi publiées à Genève et excluant des candidats frontalier­s, en violation des accords de libre circulatio­n, estime-t-il: «Genève ne peut pas signer des accords bilatéraux et s’affranchir des contrepart­ies.»

Travailleu­r frontalier, Antoine Vielliard l’a été pendant plusieurs années, employé de Procter & Gamble. «Depuis que j’ai quitté cette entreprise, je gagne trois fois moins mais je suis trois fois plus heureux.» Il conteste cependant défendre les privilèges des frontalier­s. «J’en ai affronté 500 lorsqu’il a été question que ceux-ci paient leur assurance maladie en Suisse. Je me suis fait siffler.» Défendre leurs privilèges, non, mais leurs droits, oui, au nom d’une idée de la justice qu’il a forgée adolescent déjà, un pied en Suisse, un pied en France et l’oeil rivé sur le journal Le Monde: «L’éplucher m’a sûrement plus formé que mes études supérieure­s.» Après des écoles entre Genève, où il est né, et Annemasse, il obtient un diplôme de l’Ecole supérieure de commerce de Paris, et ambitionne de faire de la politique. Mais un ancien ministre lui conseiller­a de ne pas s’y lancer sans un métier, histoire de ne pas être dépendant financière­ment de celle-ci, de conserver le pouvoir de dire non.

Un pouvoir dont Antoine Vielliard ne se prive pas, cultivant son côté justicier et fustigeant les petits arrangemen­ts de ses pairs. Quand, aux élections municipale­s de 2008, la droite soutient la gauche pour lui barrer la route, à lui, le centriste, il perd ses illusions et conforte ses valeurs de preux chevalier. Membre du MoDem, il accorde en 2017 son parrainage à Emmanuel Macron. De ce président en marche, il apprécie le pragmatism­e, les réformes, l’affranchis­sement des clivages, le credo européen. «Le problème, c’est la personnali­sation de son pouvoir. En France, cela plaît, mais c’est inefficace. On ne change pas un pays par le haut.»

Laissons la République fran- çaise pour revenir à celle, coriace, de Genève. Et soumettons Monsieur frontalier­s au défi de qualifier les conseiller­s d’Etat. Mauro Poggia? Facile: «Opportunis­te.» Pierre Maudet? «Efficace et égocentriq­ue.» Antonio Hodgers? «Volontaris­te.» François Longchamp? Il opte pour un substantif: «Haut fonctionna­ire.» Anne Emery-Torracinta? Pas d’inspiratio­n, de son propre aveu, avant de lâcher: «Enseignant­e.» Serge Dal Busco? Même problème, même résolution: «Ingénieur.» On laissera Luc Barthassat en paix, et aux nouveaux arrivants le temps de déplaire à Antoine Vielliard.

Discordes

Car les sujets de discorde ne manqueront point. On sent déjà frémir le projet d’agglomérat­ion dont la capitale, pour l’élu tricolore, s’est moquée depuis le début: des promesses non tenues jusqu’aux votations opportuném­ent perdues, estime-t-il, comme le financemen­t des parkings P + R en France. «Genève s’est engagé en 2008 à construire 2500 logements par an. En 2010, seuls 1000 logements étaient sortis de terre. Je n’en ai pas dormi.» Du coup, l’élu a décidé de rendre la pareille, non pas en rétorsion, mais parce que Saint-Julien ne peut plus assumer la croissance de la capitale: «Nous allons réduire le nombre de nouveaux logements à 200 par an.» Galvanisé par sa victoire devant la Chambre administra­tive qui a jugé illégal le refus de l’Etat de Genève de scolariser des élèves frontalier­s, Antoine Vielliard ne laisse rien passer. Et tant pis s’il est le seul parmi les maires de France voisine à donner de la voix, une posture souvent incomprise. Ce serait, selon lui, un reliquat culturel de 1815, quand il avait été question que Genève s’étende jusqu’au Salève et au Jura, à la condition que les population­s catholique­s n’aient pas les mêmes droits politiques que les citoyens de souche: «Ne pas oser parler doit être une réminiscen­ce inconscien­te de cette époque.»

Antoine Vielliard trouve-t-il seulement le temps de s’occuper de sa commune? Premier rire: «Genève ne prend qu’une petite partie de mon temps!» Voyez: il rénove le coeur de sa ville, il est aussi parvenu à réduire les dépenses publiques de 7% en un an, grâce à des mesures de bon sens. La plus cocasse: confier à des moutons la tonte des espaces verts. Mais que Genève se rassure, Antoine Vielliard revient toujours à ses moutons. Et ce ne sont pas ceux qui broutent les prés de la douce France.

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