Un colosse d’or et de vert sur la route de la Suisse
Dimanche, l'équipe de Suisse fera face à un mythe. Dans l'imaginaire collectif des amateurs de football, le maniement du ballon relève au Brésil du geste artistique, de la virtuosité. Et puisque tout le monde aime le beau jeu, tout le monde aime la Seleçã
Demain dimanche à 20h, à Rostov-sur-le-Don, la Suisse commencera sa campagne en affrontant un adversaire qui confine à la légende: la sélection du Brésil
Sur la pelouse de la Rostov Arena, la Nati aura face à elle les Auriverde, la sélection brésilienne, l’équipe la plus capée du monde footballistique depuis que la Coupe du monde existe, avec cinq victoires (en 1958, 1962, 1970, 1994 et 2002). Autant dire un mythe: dans l’imaginaire collectif des amateurs de football, le maniement du ballon relève, au Brésil, du geste artistique, de la virtuosité. «Par opposition au jeu européen, physique et géométrique, le jeu brésilien est intimement lié à la notion de jouissance», explique ainsi l’écrivain Olivier Guez.
Au sein de ce collectif taillé pour transcender les contingences, il est un homme qui aujourd’hui mène indéniablement le jeu: Neymar. Lequel a tôt su qu’il était né avec un talent exceptionnel. Depuis, il assume et répond présent lors des grands rendez-vous. Dimanche, le contenir sera l’une des clés du premier match de l’équipe de Suisse en Russie, comme le remarque Valon Behrami: «On parle d’un des trois meilleurs joueurs du monde. Bien sûr que nous pensons à lui, que nous analysons ses courses, la manière dont il prend l’espace. Mais la vérité, c’est qu’il faut espérer qu’il soit dans un mauvais jour, et nous dans un très bon.» Mais alors que Neymar participe à sa deuxième Coupe du monde, le Brésil attend de lui qu’il l’emmène au bout.
C’est par conséquent ne pas prendre trop de risques que de prétendre que la Rostov Arena, plantée à la frontière de l’Europe et de l’Asie, au milieu de cette steppe que parcouraient, sur leurs montures, les Sarmates et les Scythes bien avant notre ère déjà, sera la scène d’une épopée particulière pour l’équipe nationale.
Pelé, lors de la finale victorieuse du Brésil au Mexique en 1970.
C’était un vieux maillot jaune au tissu épouvantable, épais et rugueux, à vous filer des démangeaisons pour la journée. Mais dans l’armoire, parmi les salopettes pour travailler à la ferme, c’était le seul maillot de football, et cela dit son importance. Il racontait la passion de son propriétaire pour le jeu brésilien, son admiration sans limite pour le «Roi Pelé» et l’épopée qui l’avait mené, avec une bande de copains, de son Gros-deVaud au Stadio delle Alpi de Turin pour le huitième de finale Brésil-Argentine, à la Coupe du monde 1990.
Quatre ans plus tard, à la World Cup américaine, la Seleção n’est plus vraiment la Seleção inspirée et géniale de son coeur, mais elle demeure l’équipe à soutenir après l’élimination de la Suisse. Alors, pour les matches de Dunga, Romario et leurs coéquipiers, son fils de 8 ans enfile le vieux maillot jaune malgré son tissu épouvantable et depuis, un lien étrange, quasi mystique, le ramène toujours au Brésil.
Le Brésil passe pour être «le» pays du football, et ce n’est pas sans raison. La Seleção est la seule équipe à n’avoir manqué aucune des 21 Coupes du monde. La seule aussi à en avoir remporté cinq. Le Brésil a construit le Maracana, véritable temple du ballon rond qui pouvait un temps accueillir 250000 fidèles. Il a vu naître celui que beaucoup considèrent comme le meilleur joueur de tous les temps, Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé, mais aussi une kyrielle de figures qui ont marqué leur temps par leur talent, de Leônidas da Silva (l’inventeur de la bicyclette) dans les années 1930 à Neymar de nos jours, en passant par Garrincha, Socrates, Zico, Ronaldo («le vrai», ajoutent certains), Ronaldinho, etc.
Un ailleurs fantasmé
Chacun est libre de compléter la liste à sa guise. Car la fascination exercée par le football brésilien dépasse l’objectivité des résultats et des trajectoires de simples athlètes doués dans leur sport. Elle tient à la dimension exotique d’un ailleurs fantasmé, où le gamin apprend à jouer autrement (dans la rue, sans contrainte) pour devenir un joueur différent. Plus libre, plus artiste, possiblement virtuose. Et puisqu’ils ont rêvé d’être celui qui dribble avant de devenir celui qui tacle, beaucoup de ceux qui ont tapé dans un ballon un jour ont en eux quelque chose de brésilien.
Les footballeurs de l’équipe de Suisse, qui feront face au mythe pour leur premier match en Russie dimanche soir à Rostov-sur-le-Don, n’échappent pas à la règle. «La première Coupe du monde dont je me souviens bien est celle de 1994, aux Etats-Unis, raconte le milieu de terrain Gelson Fernandes (32 ans). Et cette Coupe du monde, c’était le Brésil de Taffarel, Bebeto, Romario… Comme tous les jeunes qui aiment le foot et qui regardent les matches à la télévision, j’en étais fan, bien sûr. Surtout de Romario, qui jouait centre avant, comme moi à l’époque.»
Même fascination, autres références pour le Genevois Denis Zakaria, qui accuse dix ans de moins que son coéquipier valaisan: «Le Brésil, pour moi, c’est vraiment spécial, c’est Ronaldinho… Cela a toujours été la meilleure équipe du monde à mes yeux.»
L’autre côté du miroir
Finalement pas retenu pour le voyage en Russie, Edimilson Fernandes témoignait lui aussi pendant la préparation d’un sentiment particulier pour la Seleção: «Plus jeune, j’étais un vrai supporter. Ronaldinho était mon idole. Ce qui me touchait, c’était sa technique, son côté dribbleur fou. Aujourd’hui, j’ai le même genre d’admiration pour Neymar…» Dans une récente interview accordée à l’ATS Sport, l’entraîneur vaudois Lucien Favre se remémore, lui, ses nuits blanches à aduler le Brésil sur le chemin de son titre de champion du monde en 1970. Peut-être en a-t-il hérité son obsession pour le geste juste et le jeu impeccable.
L’attraction est telle que certains cherchent à passer de l’autre côté du miroir. De l’océan. Dans les années 1970, Kazuyoshi Miura quitte à l’âge de 15 ans son Japon natal pour São Paulo, convaincu qu’il vaut mieux être le moins bon de son équipe au Brésil que le meilleur sur son île pour progresser. Pari gagné: il est devenu une légende du football nippon et demeure professionnel à plus de 50 ans.
Le Vaudois Léo Lacroix, actuellement joueur du FC Bâle, a lui passé six mois dans le pays de sa mère, à s’entraîner avec l’équipe de São Cristovão, pour s’imprégner d’un football qui l’attirait impétueusement. «Je voulais comprendre comment les Brésiliens se battent pour réussir, nous racontait-il l’an dernier. Entrevoir les sacrifices qu’ils font pour s’élever dans cet univers si concurrentiel. Et mieux appréhender leur culture du jeu.»
Option sexy
La fascination pour le Brésil repose précisément sur la perception d’une opposition de style, selon l’écrivain Olivier Guez, auteur en 2014 de l’ouvrage Eloge de l’esquive. Aux «Auriverde» l’élégance naturelle, le dribble, la surprise. Aux Occidentaux, la basse besogne, la rigueur tactique, le respect du plan. «Le beau jeu brésilien est un football multicolore et flamboyant, où les attaquants jouent de la hanche comme des danseurs de samba et des lutteurs de capoeira, résume-t-il dans une interview au Nouvel Observateur. C’est un jeu fait de fulgurances et d’improvisations individuelles, un jeu irrévérencieux. Par opposition au jeu européen, physique et géométrique, le jeu brésilien est intimement lié à la notion de jouissance.» Et parce que l’Europe le découvre à une époque «dominée par le kick’n’rush britannique» qui évoque davantage l’effort que le plaisir, il devient une option sensuelle. Sexy.
Il drague. Il séduit. Il va jusqu’à façonner l’image du pays à l’étranger. Doctorant en histoire à l’Institut des hautes études sur l’Amérique latine (Université Sorbonne Paris Nouvelle), Clément Astruc consacre actuellement sa thèse à comprendre l’origine de cette fascination en se focalisant sur la projection internationale du football brésilien pendant la période 1945-1979. «L’idée d’un football sud-américain plus technique, plus artistique que celui qui est pratiqué en Europe est antérieure à cela, précise-t-il d’emblée. Mais pendant l’entre-deux-guerres mondiales, elle se plaque moins sur le Brésil que sur l’Uruguay et l’Argentine, qui brillent à ce moment-là.»
Le jeune chercheur a découvert qu’au milieu des années 1920, le Clube Athlético Paulistano (São Paulo, disparu depuis) réalise une tournée européenne et qu’à son passage en France, une partie de la presse salue déjà une équipe venue du pays «roi du football». Mais pour que le Brésil monte, dans l’imaginaire collectif, sur le piédestal où il trône encore aujourd’hui, il faut attendre quelques décennies.
Les jambes sciées
«Tout part vraiment des résultats dans les compétitions internationales, souligne Clément Astruc. Le Brésil remporte la Coupe du monde en 1958, 1962 et 1970. Pendant la même période, les clubs brésiliens – beaucoup plus importants sur la scène internationale qu’aujourd’hui – affrontent les meilleures équipes européennes lors de leurs grandes tournées mondiales et gagnent leurs lettres de noblesse. C’est ainsi que s’est construite l’image d’un Brésilien qui joue au football mieux que les autres.»
Lorsque vous êtes sur le terrain, cela peut vous scier les jambes. Ancien international français, Didier Six rappelait récemment qu’en 1977, les Bleus perdaient 2-0 à la mi-temps d’un match amical, «mais auraient pu en prendre cinq», juste parce qu’ils n’en revenaient pas de jouer contre le Brésil au Maracana. Une fois leurs esprits retrouvés, ils marquent deux buts «à la brésilienne» avant de sortir sous les acclamations du public.
Car si un séjour à Rio de Janeiro vous convainc rapidement que le «futebol» est partout (dans la rue, sur la plage, sur le bitume, dans les centres de formation, à la télévision), assister à un match de première division peut décevoir. Les équipes sont loin de respecter unanimement les principes du «joga bonito». La Seleção elle-même a par périodes été mieux pourvue en défenseurs intransigeants qu’en poètes du ballon rond. Mais il s’est toujours trouvé un «élu», Neymar étant le dernier en date, pour dépoussiérer les stéréotypes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.
Vision post-colonialiste
«En disant des Brésiliens qu’ils sont les meilleurs au football, on les essentialise, on fait comme s’ils avaient cela dans les gènes, analyse Clément Astruc. C’est une version sportive des grandes oppositions entre nature et culture, entre inné et acquis, entre instinct et travail.» Cela répond presque d’une vision du monde post-colonialiste où les pays les plus développés reconnaissent à ceux du Sud le talent pour le sport et la musique, tandis qu’eux concentrent les compétences pour s’occuper de ce qui compte vraiment…
Mais s’en rendre compte ne suffit pas à éteindre la passion. L’attirance si largement partagée pour un équipement mythique à haut jaune et vert et bas bleu, adopté au lieu d’un ensemble blanc en 1950. Dimanche soir, les joueurs de l’équipe de Suisse affronteront le Brésil lors d’une phase finale de Coupe du monde pour la première fois depuis 1950 (2-2), et ils admettent que ce ne sera pas un match comme un autre. «Tous ceux qui ont fait le voyage pour le Mondial 2014 ont pu constater sur place que le Brésil est une terre qui respire le foot. L’affronter lors d’une phase finale de Coupe du monde, c’est beau», glisse Gelson Fernandes.
Au coup de sifflet, il faudra toutefois laisser la fascination de côté. Les footballeurs ont l’habitude. Mais en tribune de presse, un journaliste suisse de 32 ans ne pourra s’empêcher de repenser au vieux maillot jaune au tissu épouvantable, et de se demander s’il ne lui doit pas en partie sa présence en Russie.
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«Le beau jeu brésilien est un football multicolore et flamboyant, où les attaquants jouent de la hanche comme des danseurs de samba et des lutteurs de capoeira»
OLIVIER GUEZ, ÉCRIVAIN