LEONARDO PADURA, LA HAVANE AU COEUR
Le romancier cubain se définit comme un auteur social avant tout: dans ses romans policiers comme dans ses fresques historiques, il capte le pouls de la société cubaine. Rencontre.
Leonardo Padura est le père de Mario Conde, le célèbre policier cubain qui promène son spleen à La Havane. L’auteur était l’invité du 5e Atelier du polar Fondation Jan Michalski/«Le Temps»
Leonardo Padura est un cas rare. Tout d’abord parce qu’il fait partie de ces écrivains qui donnent naissance à des personnages si puissants, si justes qu’ils s’imposent à la postérité au point de faire de l’ombre à ceux qui les ont créés. Et puis aussi parce que ce personnage, Mario Conde, policier à La Havane qui se rêve en écrivain, qui promène son spleen avec insistance dans tous les recoins de cette ville qu’il aime presque autant que la littérature, Mario Conde donc, après de nombreuses enquêtes qui sont avant tout des photographies de la société cubaine, poursuit sa route de personnage hors du roman policier. Leonardo Padura, après sa tétralogie Les quatre saisons qui ont toutes Mario Conde pour personnage central, a écrit plusieurs romans d’enquête historique comme L’homme qui aimait
les chiens, sur l’assassinat de Trotski, ou Hérétiques, sur une famille juive des Pays-Bas du XVIIe siècle jusqu’à La Havane au XXe siècle. Et à chaque fois, Mario Conde, devenu revendeur de livres d’occasion, y tient un rôle.
Leonardo Padura était l’invité du 5e Atelier du polar Fondation Jan Michalski/Le Temps à Montricher.
Quel était votre rêve d’enfant? Devenir joueur professionnel de baseball. Enfant et adolescent, j’ai passé l’essentiel de mon temps à jouer à ce sport. Mais je n’avais pas les capacités physiques pour en faire un métier. Pour compenser, j’aurais pu devenir chroniqueur sportif, mais cela n’a pas été possible non plus car à Cuba, pays socialiste, tout est planifié. Quand j’ai terminé le lycée, en 1975, les chantres de la planification ont décrété qu’il y avait assez de journalistes. Je me suis retrouvé à faire des études de lettres par un enchaînement de hasards. Quand plusieurs de mes amis ont commencé à écrire des livres, je me suis dit que je devais y arriver aussi. J’avais un esprit compétitif hérité du baseball…
Vous n’étiez pas au départ un dévoreur de livres? Je jouais trop au baseball pour cela! A l’université, j’ai lu énormément pour rattraper ce temps-là. C’était en plein boom de la littérature ibéro-américaine. Mario Vargas Llosa, Gabriel García Márquez, Guillermo Cabrera Infante, Alejo Carpentier, Julio Cortázar, Fernando del Paso publiaient sans cesse à ce moment-là. Ils ont été des modèles pour moi par osmose, par contamination. L’autre grande découverte déterminante dans ces années-là a été le roman nord-américain du XXe siècle. J’avais lu pour l’école quelques romans de Mark Twain et d’Hemingway, mais la révélation a été J. D. Salinger avec L’attrape-coeur et les nouvelles.
Qu’est-ce qui vous a conduit à l’écriture de polars? J’ai écrit un premier roman, Fièvre de cheval, qui n’est pas traduit en français. C’est un roman d’apprentissage pour le personnage principal tout d’abord, un adolescent influencé par le Holden Caulfield de L’attrappe-coeur et par le narrateur de Breakfast at Tiffany’s de Truman Capote. Mais ce fut aussi un roman d’apprentissage pour moi. Sur le plan professionnel, j’avais été congédié d’une revue culturelle pour cause de «déviance idéologique». Pour me «rééduquer», on m’a placé dans un quotidien. L’expérience s’est révélée déterminante parce que j’ai réussi, paradoxalement, à faire un vrai travail de journaliste. J’ai pu, et cela a été le point le plus important, me familiariser avec l’histoire non officielle cubaine, par des enquêtes, par des rencontres avec les acteurs de cette histoire, par des déplacements sur les lieux clés de ces événements. J’ai pu écrire de longs reportages avec des techniques narratives littéraires. Cette expérience m’a décidé à quitter le journal pour me consacrer à l’écriture d’un roman policier.
Mais pourquoi le roman policier? C’est le genre idéal pour écrire une chronique de la société cubaine. J’ai commencé à écrire à un moment où le roman policier, au niveau mondial, voyait émerger des auteurs en périphérie des centres anglo-saxons et français. Des écrivains espagnols, italiens, brésiliens revendiquaient un style dans le roman noir, une recherche esthétique. C’est cet élément-là qui m’a conduit à choisir le roman policier. Je voulais que mon roman soit très ancré à Cuba, mais il fallait aussi qu’il soit en rupture par rapport aux polars cubains de l’époque.
C’est-à-dire? Les héros des polars cubains étaient toujours parfaits et faisaient la morale politique, idéologique, à tout bout de champ.
Vous avez donc imaginé un enquêteur qui soit un parfait antihéros? Oui, pour briser les canons du polar de l’époque, il me fallait un anti-policier. Mario Conde n’a pas la moindre idée de comment se mène une enquête policière. Il connaît quelques petites évidences comme l’existence des groupes sanguins et le fait que quiconque marche dans la boue laisse des empreintes de pas… Mais à part cela, rien. Pour qu’il puisse tout de même travailler, j’ai introduit une autre dimension: sa proximité avec les problèmes de la société cubaine. Par le biais de Mario Conde et de tout son entourage, ses amis, ses collègues, j’ai introduit mon propre regard sur cette société.
«Ma génération a grandi avec la révolution. Nous nous sommes sacrifiés pour elle»
La force du personnage de Mario Conde, sa justesse, est frappante. Il s’est imposé à vous? La littérature, c’est d’abord beaucoup de travail. Conde a acquis de l’épaisseur au fil des livres. Dans Passé parfait, il est encore très fonctionnel. Il devient plus humain dans Vents de carême. Il est plus un témoin qu’un enquêteur.
Quand avez-vous su que Mario Conde ne vous lâcherait pas? Passé parfait, le roman où apparaît Conde pour la première fois, a été publié dans une petite maison universitaire au Mexique. J’ai réussi à en faire circuler une dizaine d’exemplaires à Cuba. Les retours que j’ai reçus de ces lecteurs étaient soit positifs, soit négatifs, mais tous me disaient combien ils avaient aimé Mario Conde. J’ai senti que je devais continuer un bout de chemin avec lui. Mais je ne pensais pas que cela durerait vingt-huit ans. Et ce n’est pas fini… Un peu comme ces zombies que l’on essaye de tuer mais qui ne meurent jamais. Il est encore là, il résiste, il renaît sans cesse.
Est-ce que Mario Conde a des modèles
parmi les policiers littéraires? Les écrivains sont le fruit de toute une série d’influences. Personne n’invente quoi que ce soit en littérature, chaque auteur recrée ce qui a déjà été fait. Mario Conde a deux paternités: il est le petit-fils de Philip Marlowe et le fils de Pepe Carvalho.
Vous avez inventé Mario Conde en 1989. Une année de bascule pour vous, pour Cuba et pour votre personnage? Et pour le monde entier… C’est l’année de la chute du mur de Berlin. Il est tombé le 9 novembre. J’ai commencé à écrire juste avant. L’Union soviétique était en train de se désintégrer, l’économie cubaine, par ricochet, commençait à montrer les signes de son écroulement. 1989 a été la dernière année de normalité à Cuba.
C’est pour cela que les quatre premiers tomes d’enquêtes de Mario Conde se déroulent tous en 1989? En 1989, Mario Conde pouvait prendre un autobus, il pouvait passer des appels depuis une cabine téléphonique, il pouvait s’acheter des cigarettes et boire du rhum. A partir de 1990, tout cela a disparu. La situation est devenue à tel point difficile que je n’aurais même pas pu développer d’intrigues sans les assortir de longues explications. L’esprit des années 1990 a influencé ma façon de voir le monde. Comme tous les Cubains, j’ai reçu des nouvelles de l’extérieur de l’île alors que jusque-là, on ne recevait rien.
Cela devait être vertigineux d’écrire alors que tout s’écroulait autour de soi? J’ai écrit comme un fou pour ne pas devenir fou. Entre 1990 et 1995, j’ai écrit les trois autres romans de la série. J’ai écrit un essai sur Alejo Carpentier, un récit, des scénarios pour le cinéma. Cela m’a permis de ne pas sombrer dans le désespoir. En cela, Mario Conde a été providentiel. Grâce à l’édition mexicaine, j’ai aussi reçu 800 dollars, ce qui à Cuba était une somme énorme. On me l’a d’ailleurs beaucoup reproché. J’ai pu m’acheter un ordinateur.
Vous avez fait de Mario Conde un représentant de votre génération, celle que l’on appelle la génération cachée. C’est celle qui a justement pris de plein fouet la crise des années 1990? Je suis né en 1955. Ma génération a grandi avec la révolution. Nous sommes la première génération cubaine à avoir pu massivement fréquenter l’université. Mais nous nous sommes aussi sacrifiés pour cette révolution. Nous avons fait ce que l’on nous demandait de faire. Comme de travailler dans des plantations de canne à sucre jusqu’à se mettre les mains en sang. Notre récompense était l’avenir que l’on nous promettait, et nous étions sincèrement remplis de rêves collectifs. Malgré le manque d’argent, malgré le fait que l’on n’avait pas grand-chose à se mettre sur le dos. Mais nous savions qu’avec un bon diplôme, nous pourrions travailler et même acheter un petit appartement et une Lada. Avec de la chance, on pourrait aussi voyager en URSS, en RDA, voire en Espagne, au Mexique ou au Canada. Du jour au lendemain, en 1990, ce rêve s’est écroulé. La lutte pour la survie quotidienne est devenue notre préoccupation centrale. En 1990, j’étais rédacteur en chef d’une autre revue culturelle, très réputée. Je gagnais un salaire de 360 pesos. Le lendemain au réveil, ces 360 pesos n’ont plus valu que 3 dollars. Comment vivre avec 3 dollars tout un mois? Un poulet coûtait déjà 1 dollar…
Malgré tout, vous avez fait le choix de rester à Cuba. Pourquoi? Je crois même que c’est la décision la plus importante de ma vie. Au début des années 1990, j’ai été invité en Floride à un congrès de littérature policière. J’en ai profité pour rendre visite aux membres de ma famille qui vivent à Miami. Tout le monde pensait que j’allais rester aux EtatsUnis. On était au pire moment de la crise à Cuba. Mais j’ai décidé de rentrer à Cuba. Je voulais être un écrivain cubain, qui écrit sur Cuba et qui vit à Cuba.
De nombreux auteurs écrivent sur leur pays depuis l’étranger… J’ai besoin du contact avec la réalité cubaine. Le drame que constitue l’exil d’un écrivain est quelque chose que je crains beaucoup. J’ai un sentiment d’appartenance presque génétique vis-à-vis de mon pays, de ma ville, de mon quartier. J’appartiens à cette catégorie très rare de citoyens du monde qui continuent à vivre après soixantedeux ans dans la maison où ils sont nés. C’est le lieu où j’ai vraiment l’impression d’être celui que je suis, au-delà de ma vocation d’écrivain, de journaliste. Que mes livres soient bons ou pas, c’est le lieu auquel j’appartiens. ■