Et si la RTS tenait son «Borgen»?
Pour sa première série politique, la télévision romande casse toutes les barrières linguistiques en tournant en quatre langues un thriller dont l’héroïne est une femme de ménage d’origine kosovare
C’est une première: la RTS s’attaque à la politique. Huit ans après le succès planétaire de la fiction danoise Borgen, elle tourne ces jours-ci à Berne Helvetica, un thriller de six épisodes de 52 minutes qui sera diffusé en automne 2019 sur les petits écrans. Son réalisateur, Romain Graf, y prend un pari audacieux: celui de franchir allègrement les frontières linguistiques. Il a confié le rôle de la présidente de la Confédération à une comédienne couronnée de succès en terres germanophones, mais presque inconnue en Suisse romande: Ursina Lardi. Surtout, il tourne en quatre langues, dont l’albanais!
Helvetica est une série que la RTS coproduit avec la Belgique, qui financera entre 10 et 15% des 5,5 millions de francs de son budget. Bien sûr, elle ne sera pas un remake de la série danoise et de son personnage principal, Birgitte Nyborg, l’émouvante première ministre qui voit exploser sa vie de famille et doit sacrifier certains de ses idéaux. Mais on le concède à la RTS: «Borgen est effectivement la référence qui a décomplexé les auteurs et les diffuseurs, et leur a permis de parler d’un univers réputé ennuyeux comme celui de la politique», déclare Patrick Suhner, producteur éditorial à l’unité fiction de la RTS.
Une «quidam story»
En fait, le réalisateur Romain Graf souligne qu’il a surtout eu envie d’écrire une «quidam story», soit l’histoire d’un homme ou d’une femme de la rue dont la trajectoire bascule à la suite de circonstances extraordinaires. Ici, ce personnage n’est pas la présidente de la Confédération, mais une femme de ménage d’origine kosovare qui travaille au Palais fédéral. Elle s’appelle Tina et sera impliquée malgré elle dans un vaste trafic d’armes, subissant la double pression d’un groupe mafieux et d’un agent des services secrets, tout cela alors que la Suisse politique déploie ses bons offices pour faire libérer des otages au Yémen.
Un scénario irréaliste? «Il ne faut pas confondre les genres. Un documentaire doit être réaliste, mais un thriller politique peut être hors norme. Il faut surtout qu’il soit passionnant», répond Romain Graf. Celui-ci rappelle qu’avant ses études de cinéma en Belgique à l’Institut des arts de diffusion (IAD), il a obtenu un master en relations internationales à l’IUHEI de Genève. Pour cette série, il a donc multiplié les rencontres avec des experts: des militaires, des intellectuels, des hauts fonctionnaires, des journalistes et même «une ex-conseillère fédérale», dont on devine qu’il s’agit de Micheline Calmy-Rey. Or, selon cet aréopage de spécialistes, les faits évoqués dans la série sont «plausibles», à défaut de ne s’être évidemment pas produits ainsi.
Tournage d’une scène d’«Helvetica» à l’Erlacherhof – le palais qui abrite la mairie de Berne.
Une Suisse d’ombre et de lumière
Tout au long de sa fiction, Romain Graf dépeint donc une Suisse avec ses faces d’ombre et de lumière, à l’image de la dualité de tous les personnages, à la fois humains et cruels. Mais aussi à l’image d’un tableau de Hodler du lac de Thoune – calme en surface, mais mystérieux par le reflet sombre des montagnes – que la présidente de la Confédération fait installer dans son bureau.
Ce pays a aussi connu son lot de scandales ces dernières décennies: celui des fiches – avec des centaines de milliers de citoyens espionnés à leur insu –, l’armée secrète de la P26, l’affaire Kopp, les fonds en déshérence notamment. «Nous connaissons une culture du consensus qui peut déboucher sur celle du secret, tant les citoyens de ce pays sont soucieux de ne pas en ternir la réputation.» Dès lors, Romain Graf, tout en se gardant de dresser un réquisitoire, s’interroge sur ce paradoxe: d’un côté, la Suisse accueille des pourparlers de paix sur son territoire, de l’autre, elle assouplit son ordonnance sur l’exportation des armes.
Même si l’écriture de ce thriller politique a commencé bien avant la campagne sur No Billag et la volonté du nouveau patron de la SSR, Gilles Marchand, de privilégier la fiction suisse au détriment des séries étrangères, Helvetica s’inscrit parfaitement dans cette nouvelle stratégie. Romain Graf l’a écrite non seulement avec Léo Maillard, mais aussi avec un Alémanique: Thomas Eggel. Et il a tablé, pour l’un des trois rôles principaux, sur Ursina Lardi, une comédienne et actrice grisonne émigrée à Berlin, où elle est membre de la Schaubühne, l’un des théâtres d’avant-garde les plus en vue d’Europe. Toutefois, cette artiste reste méconnue du grand public en Suisse romande, bien qu’elle ait tourné pour la première fois en français dans un téléfilm de Lionel Baier.
«Nous connaissons une culture du consensus qui peut déboucher sur celle du secret»
ROMAIN GRAF, RÉALISATEUR
Ce choix ne tient pas du hasard. «J’ai voulu faire un casting dans lequel tous les Suisses puissent se reconnaître», insiste Romain Graf. En dehors d’Ursina Lardi, il a recruté Flonja Kodheli pour interpréter la femme de ménage d’origine kosovare, dont tous les dialogues avec sa famille seront tournés en albanais, puis sous-titrés dans les langues nationales. En Suisse, les albanophones sont près de 300000 et le réalisateur genevois a jugé qu’il était grand temps que cette communauté apparaisse à l’écran. «Je veux y montrer la Suisse métissée et cosmopolite que l’on rencontre dans n’importe quelle ville», relève-t-il.
La série politique Helvetica pourra-t-elle rééditer le succès de
Quartier des banques,dont la première saison a été suivie par 180000 personnes en moyenne par épisode? Réponse dès l’automne 2019. Son réalisateur est en tout cas persuadé d’une chose: «La politique suisse n’est pas ennuyeuse du tout!»