«Lombard Odier voulait un regard extérieur»
En poste depuis un an, Annika Falkengren est la seule associée non suisse de la banque privée genevoise. L’ancienne patronne de SEB, l’équivalent suédois d’UBS, raconte comment elle est passée d’un poste très exposé au monde feutré de la gestion privée
C’est une ancienne célébrité, blonde et suédoise, qui a rejoint le collège des associés de Lombard Odier l’an dernier. Annika Falkengren dirigeait auparavant la banque SEB, l’équivalent d’UBS ou de Credit Suisse en Suède, où elle était une grande patronne médiatique et très observée. A Genève depuis plus d’un an, elle aborde pour Le Temps sa nouvelle fonction, son passage d’une banque universelle à une banque privée traditionnelle ou le partage du pouvoir avec les six autres associés. Rencontre.
Comment êtes-vous devenue associée-gérante de Lombard Odier? Je connaissais déjà certains des associés, du fait de mes fonctions à la tête de SEB. Lorsque Lombard Odier a entamé le dialogue, j’ai pris le temps de la réflexion. Je ne pensais pas quitter SEB, que je dirigeais depuis douze ans et pour laquelle je travaillais depuis trente ans. J’aurais continué avec plaisir à exercer mes fonctions de directrice et aurais pu y terminer ma carrière. Je me suis alors demandé si je pouvais partir et si j’avais tout mis en place pour assurer une transition en douceur et en sécurité. J’ai réalisé que c’était le cas, ce qui était extrêmement important pour moi.
Qu’est-ce qui vous a décidée à franchir le pas?Je savais, à cette époque, que j’avais atteint la plupart de mes objectifs à la tête de SEB. J’ai aussi été séduite par l’opportunité de partager mon expérience au sein d’une autre entreprise, performante et reconnue comme Lombard Odier. La perspective d’assurer une fonction plus opérationnelle et de devenir moi-même entrepreneur m’a séduite. Je connaissais et j’appréciais déjà la Suisse pour y être venue pour affaires et pour y avoir skié. Lorsqu’un événement imprévu tel qu’un changement de carrière se produit, vous ne devez pas vous dire que vous quittez quelque chose, mais surtout que vous allez vivre une nouvelle expérience.
Vous avez fait toute votre carrière auprès de SEB, l’une des plus grandes banques des pays nordiques. A quel établissement suisse peut-on la comparer? A UBS ou à Credit Suisse. C’est une banque universelle cotée en bourse, disposant d’une très forte position sur les marchés suédois, nordiques et baltes. Elle est davantage orientée sur l’international que ses concurrents, avec notamment des entités à Londres, New York, Singapour, Pékin et Luxembourg. Le coeur de métier est le service aux entreprises, qui représente deux tiers de son activité. Elle comptait près de 25000 employés lorsque j’ai pris la relève en 2005, et 17000 quand je suis partie, après la vente de plusieurs entités et l’amélioration de l’efficience.
Quel a été votre parcours? Mon père était diplomate, nous avons vécu dans différentes parties du monde. J’ai véritablement découvert la Suède à l’âge de 13 ans, lorsque j’ai intégré un internat. J’ai rejoint SEB en tant que stagiaire, après l’université. Ce stage m’avait quelque peu déçue et j’en avais fait part au directeur général, qui appréciait de pouvoir rencontrer des stagiaires. Un mois après, il m’a proposé de contribuer à améliorer le programme de formation. Trente ans plus tard, celui-ci est toujours utilisé. Ce fut un enseignement important: si vous prenez la parole et exprimez votre point de vue, vous pouvez changer le cours des choses.
Et ensuite? J’ai rejoint l’activité de trading obligataire. Ce desk ne comprenait pratiquement que des hommes, mais j’ai eu la chance d’être soutenue, à la fois par mes responsables et par mes collègues. J’en ai pris la direction quelques années plus tard. C’est un secteur où l’on mesure facilement les résultats, on sait qui fait quoi et on y acquiert également très rapidement une formation de manager. C’est valorisant pour les femmes car cela supprime, notamment en cas de promotion, toute discrimination potentielle liée au genre. Après plusieurs autres nominations, j’ai finalement pris la responsabilité de directrice générale en 2005.
Diriez-vous que vous étiez célèbre en Suède? Dans le monde financier, oui. Il y avait très peu de femmes, j’étais jeune et SEB était un établissement important, détenu par la famille Wallenberg, qui est également très connue. Mes faits et gestes étaient rapportés dans la presse. Si je faisais une interview à la télévision, je ne pouvais pas marcher dans la rue par la suite sans être reconnue. Le fait d’être une femme me mettait davantage en avant par rapport aux hommes qui dirigeaient d’autres grandes entreprises suédoises. J’ai également toujours eu à coeur d’encourager les femmes à occuper des postes à responsabilités, et je n’hésite pas à prendre la parole et à témoigner dans ce cadre.
En tant que femme, estimez-vous avoir subi un traitement particulier de la part des médias à l’époque? On me posait souvent des questions d’ordre privé. On m’a ainsi demandé combien de fois j’allais chercher ma fille à l’école par semaine. J’ai répondu en demandant si cette question serait aussi posée à un directeur, pas seulement à une dirigeante. J’étais très prudente dans les interviews que j’accordais, car j’étais déjà très exposée. Le directeur d’une grande société cotée en bourse apparaît dans les médias au moins tous les trimestres, je ne cherchais pas à obtenir une attention supplémentaire. Mais il y avait aussi des avantages à cette «célébrité»; SEB était ainsi plus visible à travers moi, et je pouvais relayer nos messages.
Comment trouvez-vous la vie à Genève? Quand je suis venue dans les bureaux de la rue de la Corraterie, l’été dernier, j’ai pris le tram. Je peux prendre le tram, marcher dans la rue sans être reconnue. C’est une nouvelle vie pour moi, je ne pouvais pas le faire aussi facilement à Stockholm. Il me reste à améliorer rapidement mon français.
Comment voyez-vous votre rôle d’associée-gérante? Je dois m’assurer que je transmettrai à la prochaine génération une banque encore plus forte que celle que j’aurai contribué à diriger. C’est une très belle chose, vous devez réfléchir à long terme. Je suis particulièrement fière de notre rating AA- et de notre ratio de fonds propres très solide. Ce sont des éléments extraordinairement importants pour une banque, en particulier lorsqu’elle est en mains privées.
Quelles similitudes et différences voyez-vous entre votre poste précédent et celui d’associée? Vous étiez l’unique directrice générale de SEB, alors que le pouvoir de décision est partagé entre les sept associés de Lombard Odier. C’est comme si nous étions sept directeurs. Mais au-delà de mon expérience professionnelle, j’apporte aussi mon héritage suédois, l’habitude et la pratique du consensus. En tant que cadre dirigeant en Suède, vous ne pouvez pas simplement décider. Vos équipes ne vous suivront pas, vous devez gagner leur respect et expliquer les raisons de vos décisions. C’est également ainsi que nous travaillons au sein du collège des associés de Lombard Odier. Nous passons beaucoup de temps ensemble et nous discutons ouvertement de tout.
Vous codirigez maintenant l’activité de gestion d’actifs de Lombard Odier. Comment avez-vous été nommée à ce poste? Avant tout, je m’occupe des finances du groupe. C’est une responsabilité importante pour un associé, car elle concerne l’ensemble de nos activités. Il y a quelques mois, Hubert Keller, qui dirigeait alors seul l’asset management, a proposé que je m’implique aussi dans la partie institutionnelle. J’ai accepté avec plaisir et je suis surtout active dans le domaine de la distribution. Je suis également très engagée dans la gestion du projet de construction de notre nouveau siège à Bellevue.
Quelles sont vos priorités pour l’asset management de Lombard Odier? Nous sommes dans une période très favorable, car notre performance dans la gestion d’actifs a été très bonne ces dernières années. Aujourd’hui, nous pouvons afficher un historique solide avec de bons rendements sur plusieurs années consécutives. Je souhaite appuyer Hubert Keller en tirant parti de notre solide performance pour développer nos activités dans ce domaine et accroître notre base d’investisseurs institutionnels.
Comme la plupart des établissements de gestion de fortune, Lombard Odier se présente comme étant la banque des entrepreneurs. Qu’est-ce qui vous distingue? En tant qu’associés, à la tête d’une entreprise familiale de plus de 200 ans, nous parlons d’égal à égal avec d’autres entrepreneurs. Notre objectif est de mettre notre expertise à leur service, afin qu’ils puissent se concentrer sur le développement de leurs affaires. Notre approche est appréciée, comme le prouve le fait que 45% des patrimoines qui nous sont confiés le sont sous forme de mandats discrétionnaires. C’est unique et de loin supérieur au reste du marché.
Personnellement, avez-vous des clients? Pour le moment, je ne gère pas de clients spécifiques, mais je le ferai certainement à l’avenir, comme tous mes associés. Et j’en rencontre déjà beaucoup.
L’annonce de votre nomination a été une surprise sur la place financière genevoise, notamment parce que vous étiez étrangère. Une théorie était que Lombard Odier voulait développer ses affaires en Scandinavie. Est-ce exact? Notre modèle d’affaires est très clair. Un tiers de nos actifs provient de Suisse, un tiers d’Europe et un tiers du reste du monde. Si l’Europe est un marché prioritaire, les pays nordiques ne font pas pour autant l’objet d’une attention particulière. Sans vouloir parler au nom des autres associés, il me semble que leur objectif principal, en me proposant de les rejoindre, était de bénéficier d’un point de vue extérieur, et que je puisse leur offrir une nouvelle perspective. Je suis la seule non-Suissesse du collège. Le diversifier ainsi a été une décision courageuse de leur part. A moi de démontrer que c’était un choix judicieux.
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Annika Falkengren a rejoint le collège des six associés-gérants de Lombard Odier l’an dernier. «J’ai toujours eu à coeur d’encourager les femmes à occuper des postes à responsabilités, et je n’hésite pas à prendre la parole et à témoigner dans ce cadre»