L’inventeur «for ever», dévoilé par Fabrice Aragno
Au crépuscule, nombre de cinéastes se ramollissent et radotent. Jean-Luc Godard, 88 ans en décembre, tient le cap sur l’innovation et la provocation. Ses films continuent de dénoncer les paresses intellectuelles et morales. Notre musique (2004), Film socialisme (2010), Adieu au langage (2014), Le livre d’image (2018) sont autant de propositions poétiques dignes d’admiration.
«Beaucoup de jeunes sont fascinés par sa liberté de ton. Il est une espèce d’icône. Un cinéaste punk, avec un public punk», réfléchit Fabrice Aragno. Ce Neuchâtelois voulait être inventeur, «comme Gaston Lagaffe ou Tournesol». Il a été marionnettiste avant d’étudier le cinéma à Lausanne. Comme il a le chic avec la technique et adore bricoler, la productrice Ruth Waldburger lui demande s’il n’a pas envie de travailler avec Godard. «Pourquoi pas? Mais je n’étais pas fan. Moi, c’était plutôt Antonioni et Fellini…» sourit-il. La rencontre se passe bien et le blanc-bec devient régisseur sur le tournage de Notre musique.
Godard avait acheté une petite caméra HD. Il demande à son assistant s’il sait s’en servir. «J’ai testé la caméra. Elle était nulle. Du coup j’ai fait des espèces de ralentis en poussant à coin la saturation. Les défauts s’avéraient plus intéressants que les qualités.» Ces essais plaisent à Godard. Le concept de «haute définition» lui inspire une réflexion: pourquoi «haute»? Parce qu’il y a plus de détails. Donc la peinture pompier française serait de la haute définition et l’impressionnisme de la basse définition… Il propose à Aragno de faire l’image sur Film socialisme.
L’équipe doit partir en repérages sur le Costa Concordia (!). Deux jours avant d’embarquer, Godard se désiste sous de vagues prétextes. «Que va-t-on filmer?» s’inquiète le technicien. «Ce que vous voulez», répond le maître. «C’était génial. Je suis parti douze jours sur ce bateau. J’ai pris mon pied à filmer ce centre commercial flottant. Et puis la mer, le soleil, la nature… JeanLuc laisse la liberté. Il ne la donne pas, il la laisse.»
Les détracteurs insinuent que Godard est à bout de souffle, qu’il laisse son collaborateur faire le job. Or, Le livre d’image impose à chaque plan l’incontestable présence du cinéaste – sa voix, son écriture, sa dialectique. Fabrice Aragno confirme: «Si je ramène des images de la mer, il les triture, les peinturlure, les étalonne. En les intégrant à certains points précis du montage, il en fait du Godard. Ces images, c’est de la matière. Quand Godard reprend un plan d’Ophüls, ce plan d’Ophüls devient un plan de Godard»…
Pluvieux paradis
Dans Les trois désastres, un segment du film collectif 3 x 3, Godard s’essaie à la 3D et entrechoque les globes oculaires du spectateur comme des boules de billard. Dans Adieu au langage, il ose un split screen 3D qui nous entraîne dans des territoires inconnus. Fabrice Aragno, pour lequel la 3D se rapproche du théâtre de marionnettes avec divers niveaux de profondeurs, relativise: «En soi ce n’est pas sorcier. Le principe est que si un plan tient en 2D, ça ne sert à rien de le faire en 3D.»
Auprès de Godard, Fabrice Aragno apprend «à rester libre». A faire confiance à ce qui est. A saisir les opportunités du hasard et de la mémoire… Il se souvient d’une clairière printanière idyllique repérée pour une séquence de Notre musique censée se dérouler au paradis. Le lendemain, la pluie noie le charmant paysage. On tourne pourtant car pourquoi ne pourrait-il pas pleuvoir au paradis?
Au mois de mai, le jury du Festival de Cannes a décerné une Palme d’or spéciale au Livre d’image. Une semaine plus tôt, l’artiste «qui cherche sans arrêt à définir et redéfinir le cinéma» avait réinventé la conférence de presse. Resté à Rolle, il a communiqué par Face Time. Fabrice Aragno brandissait l’iPhone tel un ciboire, les journalistes passaient en procession devant le mini-monolithe, le prenaient parfois en photo avec leur propre téléphone dans une jubilatoire mise en abyme 4.0.
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