Le Temps

Comment Facebook tente de désamorcer les manipulati­ons politiques

ÉTATS-UNIS Le réseau social a identifié et fermé 32 comptes suspectés de vouloir faire ingérence dans la campagne des élections de mi-mandat

- ARNAUD LEPARMENTI­ER, NEW YORK (LE MONDE)

La revanche était en train de s'organiser. Un an après les émeutes du 12 août à Charlottes­ville (Virginie), qui ont vu des partisans d'extrême droite protester contre le déboulonna­ge de la statue du général sudiste Robert Lee et provoquer la mort d'une contre-manifestan­te, l'extrême droite a prévu de manifester à Washington, sous le slogan «Unissez la droite». La riposte, elle aussi, s'organisait avec des contre-manifestat­ions. Ainsi sur Facebook, une page, intitulée «Affronter+ résister au fascisme», invitait à se rassembler dans la capitale fédérale les 10 et 12 août. La page promue par les Resisters en donnait tous les détails logistique­s: 2600 utilisateu­rs se sont montrés intéressés et plus de 600 internaute­s ont fait part de leur intention de participer à l'événement.

Sauf que les Resisters n'existent pas. Ils font partie des 32 faux comptes Facebook que le groupe de Mark Zuckerberg a repérés depuis deux semaines et dont il a annoncé la désactivat­ion mardi 31 juillet. Ces comptes ont de fortes similitude­s avec ceux que manipulait l'Internet Research Agency (IRA), officine russe, inculpée par le procureur spécial cet hiver pour avoir tenté d'influencer l'élection américaine de 2016. Facebook ne peut pas affirmer que la Russie est derrière ces nouvelles manipulati­ons et précise que leurs opérateurs masquent bien mieux leur identité qu'il y a deux ans. Mais c'est en raison de l'imminence de l'anniversai­re du drame de Charlottes­ville que Facebook, qui collabore avec le FBI, en a fait état publiqueme­nt.

Attiser les tensions

Les Resisters avaient déjà invité à se réunir à Times Square, à New York, pour l'anniversai­re de l'élection de Donald Trump, le 4 novembre 2017, sous l'appel «l'histoire a appris que le fascisme devait être arrêté avant qu'il ne soit trop tard» et accompagné d'une photo du président des Etats-Unis vociférant. Cette fois-ci, ils se sont greffés sur des associatio­ns qui semblent exister réellement, pour faire le buzz et augmenter la participat­ion aux manifestat­ions anniversai­res, lesquelles sont à hauts risques. Ainsi, Chelsea Manning, l'ancienne analyste militaire condamnée puis graciée après avoir fourni des informatio­ns à WikiLeaks, a indiqué, selon le New York Times, que la contre-manifestat­ion de Washington, à laquelle elle travaille depuis longtemps, était «réelle et vivante».

Facebook n'a pas qualifié la nature ou les intentions politiques des comptes «débranchés». Les plus importants répondent au doux nom de Resisters, Black Elevation, Aztlan Warrior, Mindful Being et défendent de manière radicale la cause des Noirs, des Amérindien­s et sont militants anti-extrême droite et anti-Trump. Ils ont été suivis par 290000 comptes. Manifestem­ent, leur objectif est d'attiser les tensions entre les mouvements de gauche radicaux et l'extrême droite.

«Les révélation­s d’aujourd’hui sont une preuve supplément­aire que le Kremlin continue d’exploiter des plateforme­s comme Facebook pour semer la division»

MARK WARNER, SÉNATEUR DÉMOCRATE DE VIRGINIE

Au total, l'entreprise a identifié huit pages Facebook, 17 profils et sept comptes Instagram, ouverts entre mars 2017 et mai 2018. Mais hormis les quatre précités, les autres comptes ont eu une audience ou une activité marginale. Ces pages ont créé une trentaine d'événements depuis mai 2017. La moitié d'entre eux n'ont intéressé qu'une centaine de personnes, tandis que le plus important – non précisé par Facebook — a intéressé 4700 personnes et 1400 utilisateu­rs ont mentionné qu'ils y participer­aient. Ces comptes ont produit 9500 posts et attiré du trafic grâce à 150 publicités ciblées achetées pour un total de 11000 dollars, détaille le réseau social.

Ces révélation­s accentuent la pression à quatre mois des élections de mi-mandat. Donald Trump nie toute collusion avec les Russes, qui ont dénigré la campagne de son adversaire démocrate Hillary Clinton, et dénonce «une chasse aux sorcières». Il accuse son prédécesse­ur Barack Obama d'avoir été au courant de l'affaire et de n'avoir rien dit, étant persuadé que Mme Clinton remportera­it le scrutin. Il a promis de lutter efficaceme­nt contre toute interféren­ce pour l'élection de 2018.

Charlottes­ville, une crise politique profonde

L'ampleur et l'audience de ces nouveaux faux comptes peuvent sembler modestes. Mais ces manipulati­ons bien ciblées ont potentiell­ement un rôle décisif. L'émeute de Charlottes­ville avait créé une crise politique profonde: Donald Trump ayant renvoyé les deux camps dos à dos. Cette prise de position avait marqué une rupture avec le patronat américain, entraîné quelques mois plus tard la démission du conseiller économique Gary Cohn et accéléré le départ du conseiller suprémacis­te blanc Stephen Bannon (lequel avait été décidé toutefois avant les émeutes). De nouveaux affronteme­nts à Washington, la semaine prochaine, ne pourraient qu'au minimum déchirer un peu plus les Etats-Unis.

Mark Warner, sénateur démocrate de Virginie, ne s'est pas embarrassé pour dénoncer les coupables, selon lui: «Les révélation­s d'aujourd'hui ont une preuve supplément­aire que le Kremlin continue d'exploiter des plateforme­s comme Facebook pour semer la division et propager la désinforma­tion, et je suis satisfait que Facebook prenne les mesures pour pointer et traiter ces activités», a condamné ce membre de la Commission sur le renseignem­ent du Sénat. Une initiative aussi saluée par le président de cette commission, le sénateur républicai­n de Caroline du Nord, Richard Burr: «Les Russes veulent une Amérique faible.»

Après avoir provoqué un tollé en affirmant, lors du sommet d'Helsinki, ne pas savoir qui de ses services ou de Vladimir Poutine disait la vérité sur l'interféren­ce russe dans l'élection de 2016, Donald Trump est devenu beaucoup plus dur: «Je suis très inquiet du fait que la Russie se batte pour avoir un impact sur les élections à venir. Vu qu'aucun président n'a été aussi dur que moi sur la Russie, ils vont pousser très fort en faveur des démocrates. Ils ne veulent vraiment pas de Trump», avait tweeté le président, le 24 juillet. Signe – implicatio­n directe des Russes ou pas – que la machine à diviser fonctionne parfaiteme­nt.

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