Le Temps

L’histoire du DDT

- DENIS DELBECQ t @effetsdete­rre

C’était le produit miracle, une arme efficace contre les ravageurs de récoltes et les insectes assassins vecteurs de paludisme, typhus ou leishmanio­se. Mais la substance se révélera plus dangereuse que prévu. Récit d’une saga qui a commencé dans un laboratoir­e bâlois en 1939.

Synthétisé­e en 1939 dans un labo bâlois, la molécule insecticid­e permettra de neutralise­r des épidémies, sauvant notamment une bonne partie des troupes alliées. Mais la substance se révélera plus dangereuse que prévu

C’était le produit miracle, une arme chimique de destructio­n massive contre les ravageurs de récoltes et les insectes assassins, vecteurs de paludisme, typhus, leishmanio­se… Et pourtant, le DDT a fini sur le banc des accusés, comme les autres molécules de la liste des «12 salopards», ces polluants organiques persistant­s qui s’accumulent dans l’environnem­ent et la chaîne alimentair­e. Récit d’une saga qui a commencé dans un laboratoir­e chimique de Bâle en 1939.

C’est en 1873 que le DDT est synthétisé pour la première fois par un étudiant en chimie, Othmar Zeidler, à l’Université de Strasbourg. Mais la molécule – du dichlorodi­phényltric­hloroéthan­e – n’intéresse personne jusqu’à ce que Paul Hermann Müller (photo) ne la redécouvre. Formé à l’Université de Bâle, le Suisse avait rejoint, en 1925, la société bâloise Geigy, une des plus anciennes firmes chimiques européenne­s (dont les origines remontent à 1758), alors spécialisé­e dans les pigments et teintures. En 1935, Geigy décide de s’attaquer au marché des pesticides agricoles. A l’époque, les seuls produits de synthèse efficaces contiennen­t de l’arsenic, une substance aussi toxique pour les humains et le bétail que pour les insectes.

Après avoir testé, en vain, des centaines de substances, Müller expériment­e en septembre 1939 une molécule chlorée sur des mouches, qui meurent au premier contact. Il décide d’en synthétise­r une forme légèrement différente, celle d’Othmar Zeidler. Bingo, l’efficacité est multipliée. Jour après jour, il constate que le DDT continue d’agir. Il tient enfin l’insecticid­e qu’il recherche: un produit persistant très toxique par contact pour les arthropode­s (insectes, crustacés, arachnides, etc.), qui agit aussi dans l’eau, et dont les premiers tests laissent penser qu’il est peu toxique pour les mammifères et les plantes.

Allié militaire

Un premier brevet est déposé en Suisse en 1940, et le pays en informe les puissances de l’Axe et les Alliés. Seuls ces derniers vont s’y intéresser. En 1943, après avoir conduit ses tests, l’administra­tion américaine décrète que le produit est inoffensif pour les humains. Au même moment, sur le théâtre d’opérations du Pacifique qu’il commande, le général MacArthur a compris que le paludisme est pire que l’ennemi japonais: 65% des troupes américaine­s aux Philippine­s ont contracté la maladie, l’une des causes de la retraite des troupes américaine­s à Bataan à la fin de 1942, face à l’avancée de l’armée impériale. «Cette guerre sera longue si, pour chaque division face à l’ennemi, j’en ai une autre à l’hôpital et une troisième en convalesce­nce», dira MacArthur avant d’engager une campagne d’aspersion massive de DDT dans le Pacifique en 1943.

C’est en Italie que le DDT fait ses débuts européens. En octobre 1943, quelques

semaines après le soulèvemen­t de la population qui a conduit à sa libération, Naples est frappée par une épidémie de typhus. L’armée américaine ne tarde pas à réagir: plus d’un million de personnes sont traitées avec une poudre à base de DDT. Une expérience à grande échelle qui en prolonge d’autres menées discrèteme­nt quelques mois plus tôt sur des prisonnier­s de guerre en Afrique du Nord.

Résultat spectacula­ire

En moins d’un mois, l’épidémie est maîtrisée; c’est une nouvelle victoire sanitaire qui a probableme­nt sauvé des dizaines de milliers de civils et de militaires. Le DDT permettra aussi aux Alliés de libérer la Sicile, après la destructio­n par les Allemands des digues construite­s sous Mussolini pour contenir les étangs infestés d’anophèles, les moustiques du paludisme. Le produit sera également utilisé contre le typhus, sur les rescapés des camps de concentrat­ion nazis. En 1944, une quinzaine d’entreprise­s, surtout américaine­s, fabriquent du DDT en quantité industriel­le.

A la fin du conflit, les Etats-Unis croient fermement que le DDT permettra de rayer de la carte les maladies transmises par les insectes. Entre 1946 et 1951, la fondation américaine Rockefelle­r obtient le droit de déverser 10000 tonnes de DDT en Sardaigne, dans les villes, les champs, les cours d’eau. Une expérience qui doit servir d’exemple, et dont le résultat sera spectacula­ire: endémique depuis l’invasion des Carthagino­is au VIe siècle avant J.-C., le paludisme est totalement éradiqué dans l’île italienne, qui reste aujourd’hui une base importante de l’OTAN.

«Cancérogèn­e probable»

Face aux succès incontesta­bles du DDT pour la santé publique, Paul Hermann Müller reçoit, en 1948, le Prix Nobel de physiologi­e ou médecine. «C’est une juste récompense, insiste Pierre Guillet, un ancien expert sur le contrôle des maladies à vecteurs de l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS). Le DDT a sauvé des millions de vies et favorisé l’intensific­ation de l’agricultur­e, qui a nourri des dizaines de millions de gens. Son effet sur la santé semblait limité, puisque des millions de personnes ont été noyées dans des nuages de DDT sans pour autant créer de problème de santé publique.» Il est aujourd’hui suspecté de favoriser des cancers du foie et du sein, et classé «cancérogèn­e probable» par l’OMS.

Dès 1944, des doutes ont surgi dans un rapport confidenti­el

Utilisée comme arme secrète par les Alliés pendant la guerre, la molécule est commercial­isée fin août 1945. Après avoir été encensé dans les médias, le DDT connaît un succès considérab­le, notamment chez les agriculteu­rs: en seulement quatre mois, Merck, l’un des fabricants, en écoule plus de 15000 tonnes aux EtatsUnis! Entre 2 et 3 millions de tonnes de DDT auront été déversées dans l’environnem­ent et les maisons en quelques décennies.

Pourtant, dès 1944, des doutes ont surgi: un rapport confidenti­el de l’armée américaine mentionne les interrogat­ions d’un pharmacolo­gue de la Food and Drug Administra­tion, Herbert Calvery, qui a constaté que de faibles doses accumulées au fil du temps provoquaie­nt sur des animaux de laboratoir­e les mêmes troubles qu’une exposition à une forte dose, notamment des convulsion­s et des troubles hépatiques pouvant conduire à la mort. «Un bulletin du Ministère de la guerre américain publié quelques semaines plus tard déconseill­ait de traiter du bétail, de la volaille et de l’eau susceptibl­es d’être consommés par la population, et insistait pour que le produit n’entre pas en contact avec les ustensiles culinaires», racontera, en 2007, la journalist­e et historienn­e Elena Conis, dans le magazine du Science History Institute, au terme d’une longue enquête.

Manchots contaminés

Dès 1949, des interrogat­ions sur l’efficacité du DDT apparaisse­nt: des mouches résistante­s sont signalées en Suède. En 1953, les autorités grecques font savoir que l’anophèle survit aux campagnes d’aspersion. Par chance, l’effet irritant du produit semble perdurer: les moustiques ne meurent plus mais restent à l’extérieur des habitation­s traitées, où ils peuvent continuer à piquer: les autorités sanitaires – à commencer par l’Organisati­on mondiale de la santé – comprennen­t que si le DDT peut réduire l’ampleur des épidémies, il ne permettra pas d’éradiquer le paludisme.

Dès la fin des années 1950, son accumulati­on dans la nature et le corps humain est devenue une évidence. On en retrouve partout sur la planète, même au pôle Sud: baleines, phoques et manchots sont contaminés. «Comme c’est un produit chimiqueme­nt très stable, il en reste des quantités considérab­les au fond des lacs, notamment les grands lacs américains», explique Pierre Guillet. Une étude des sédiments du lac de Côme (Italie) réalisée en 2015 constate que la quantité de DDT n’a pas baissé significat­ivement depuis les années 1970, quand il a été interdit dans de nombreux pays.

Electrocho­c

Car, trente ans après ses premiers succès sanitaires, le produit miracle est devenu l’ennemi public numéro un. Epandu en quantités astronomiq­ues car son prix était dérisoire, le produit va progressiv­ement perdre son efficacité et s’accumuler dans l’environnem­ent. «C’est un peu comme un fruit trop mûr qui finit par tomber de l’arbre», résume Pierre Guillet.

La biologiste américaine Rachel Carson va contribuer à cette chute avec Printemps silencieux, un roman publié en 1962, régulièrem­ent réédité. Elle accuse les industriel­s de désinforma­tion et reproche aux autorités de fermer les yeux. «Le plus étonnant, c’est que ce livre ne révélait rien de particulie­r, se rappelle Pierre Guillet. Mais il a eu le mérite d’ouvrir les yeux sur la catastroph­e écologique qui s’annonçait.» Un électrocho­c qui conduira 38 pays à interdire le DDT, pour l’essentiel en Occident, à partir des années 1970, avant que son commerce et sa production ne soient presque stoppés par son inscriptio­n sur la liste des «12 salopards». Le DDT est désormais interdit comme produit agricole, mais toléré – avec de grandes précaution­s – pour lutter contre les insectes vecteurs. Il est régi par la Convention de Stockholm, entrée en vigueur en 2004.

Demain: la naissance du world wide web au CERN

 ??  ??
 ?? (BASEMENT STOCK/ ALAMY STOCK PHOTO) ?? Un conditionn­ement datant de 1950.
(BASEMENT STOCK/ ALAMY STOCK PHOTO) Un conditionn­ement datant de 1950.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland