«Les enfants aideront à diffuser la vérité sur la Crimée»
MER NOIRE Près de Yalta, Artek est une colonie de vacances réservée à l’élite depuis l’époque soviétique. Complètement rénovée, elle accueille désormais de futurs diplomates russes, qui auront pour mission de faire rayonner le pays dans le monde
Les pins se dodelinent sous le vent brûlant, protégeant les enfants de la colonie de vacances Artek de l’ardent soleil estival. En ce milieu d’aprèsmidi, l’immense plage du camp, barrée par des digues en béton, est déserte. Les 4000 gamins de 8 à 18 ans, tous vêtus d’uniformes, sont occupés aux activités les plus variées: tennis, varappe, botanique, danse… et diplomatie internationale. Située sur la côte sud de la Crimée, à proximité de Yalta, Artek n’est pas une colonie comme les autres. Les enfants, venus de 62 pays différents, ont été soigneusement sélectionnés pour faire rayonner à l’échelle internationale le «monde russe». Fondée en 1915, la colonie a pour mission de former une future élite, et le Kremlin déploie des moyens considérables à cette fin.
Cette année, Artek lance une ronflante initiative baptisée «l’Assemblée juvénile des Nations unies», sous l’égide du Ministère russe des affaires étrangères. Sans l’aval des Nations unies, ni bien sûr de l’Ukraine, qui conteste l’annexion de la péninsule par la Russie en 2014. L’ambassadeur de Russie auprès des Nations unies et du Conseil de sécurité Vassili Nebenzia est venu le jeudi 26 juillet apporter un poids officiel à l’événement, diffusé par la télévision d’Etat comme s’il s’agissait d’un succès diplomatique. Un groupe de journalistes européens a été convié – tous frais payés – à Artek pour faire passer le message hors des frontières.
Un «modèle» pour l’ONU
Après les habituels messages de paix et de dialogue nécessaire, émerge rapidement une pointe d’orgueil patriotique. «Artek a été fondée avant les Nations unies, on peut même dire que c’est un modèle pour l’ONU», déclare Vassili Nebenzia devant quelques centaines d’adolescents réunis dans une salle de conférences. Traçant un autre parallèle, il ajoute: «C’est non loin d’ici, à Yalta, qu’ont été redéfinies les frontières du monde en 1945. C’est ici qu’on a inventé le nouvel ordre mondial.»
L’un des principaux diplomates russes, Nebenzia saisit l’occasion pour passer à l’ordre du jour des adultes: «Je fréquente quotidiennement ceux qui dégradent notre monde, mais j’ai bon espoir, car vous allez les remplacer!» Peu après, répondant à une question du Temps sur le consentement de l’ONU à l’organisation de cette «Assemblée juvénile des Nations unies» dans une Crimée dont l’annexion a été rejetée par une majorité des pays, il réplique, agacé: «Ce n’est pas vrai qu’une majorité s’y est opposée. Soyons exacts avec les chiffres!»
Pourtant, la résolution 68/262 de l’Assemblée générale des Nations unies a été adoptée le 27 mars 2014 par 100 pays. Seuls 11 pays (dont la Russie), soit 5,7%, ont voté contre. Même en comptant (comme le fait visiblement Vassili Nebenzia) les 58 pays qui se sont abstenus et les 24 absents, une majorité de 51,81% des pays ont approuvé cette résolution et rejeté le référendum organisé par la Russie. Répétant que la Russie ne rendra jamais la Crimée, le diplomate parie sur le futur, qui fera pencher la balance en faveur de Moscou. «Je pense que les enfants qui sont venus ici feront connaître plus rapidement la vérité à propos de la Crimée et Artek dans les pays dont ils sont venus plus que les gens qui souhaitent politiser le vote de l’ONU sur la Crimée.»
360 millions de francs d’investissements
Ainsi, l’avenir se construit à Artek, une colonie dans laquelle tous les enfants soviétiques rêvaient de passer leurs vacances, mais qui a toujours été réservée à une élite triée sur le volet. Depuis 2014, le Kremlin a investi 360 millions de francs pour en faire une vitrine de son soft power. C’est aussi le plus gros investissement réalisé par Moscou dans le capital humain. Les bâtiments ont presque tous été rénovés, de nouveaux équipements et bâtiments ont été construits pour accueillir d’ici à la prochaine décennie pas moins de 100000 enfants par an. Seule l’immense statue de Lénine (19 mètres de haut) reste en piteux état.
Artek fait peau neuve et veut se débarrasser de son image soviétique. «Nous ne faisons aucune politique ici, assure son directeur, Alexeï Kasprjak. Nous aspirons à plus de liberté. Ce sont les enfants qui prennent des initiatives. Notre fonction est de les aider à réaliser leur potentiel.»
Pas de politique, donc. Pourtant, on y organise des référendums chaque année à la date anniversaire du fameux référendum du 16 mars 2014 ayant servi à légitimer l’annexion de la Russie. Les enfants ont été invités à rejouer le procès de Nuremberg qui a vu la condamnation des hauts dignitaires nazis. L’Ukraine est constamment dépréciée dans les propos des adultes et dans les photographies d’Artek d’avant 2014. Et, sans surprise, on vend des t-shirts à l’effigie de Vladimir Poutine (portant l’inscription «Je lis dans vos pensées») dans les magasins de la colonie de vacances.
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