Le Temps

Huit idées pour sauver les salles de cinéma

Que faire pour endiguer la baisse de fréquentat­ion des cinémas? Entre un prix des billets variable, des espaces repensés et des innovation­s techniques, il existe plusieurs propositio­ns réalistes. Voici quelques pistes pour séduire le public

- PASCALINE SORDET Cet article «Where is the future of cinema?»

Le cinéma a survécu à l’arrivée de la télévision dans les années 1950, des cassettes vidéo dans les années 1980 et du DVD dans les années 1990. Il y a des chances qu’il survive à internet. Cela dit, les chiffres de fréquentation sont mauvais (particulièrement en 2018), et même s’ils restent relativeme­nt stables – entre 13 et 16 millions d’entrées par année depuis vingt ans –, ils ne suivent pas l’augmentati­on de la population. Pour séduire le public, les salles doivent entrer en concurrenc­e non plus les unes avec les autres, ni même avec le seul streaming, mais avec une industrie du divertisse­ment puissante et protéiforme.

Il existe déjà, dans de nombreux cinémas, des variations de prix en fonction de l’heure: chez Pathé, un billet en matinée coûte 13 francs alors que le plein tarif est de 19,60 francs. Pourquoi ne pas étendre cette logique et calquer le prix des billets sur l’offre et la demande, comme une course en Uber, dont le tarif augmente aux heures de pointe? Un algorithme pourrait prendre en compte des paramètres comme le coût de production du film, la météo, les notes attribuées par les critiques ou les résultats de la semaine précédente pour fixer le prix du billet. L’idée étant de permettre davantage de revenus lors des pics de fréquentation et davantage de fréquentation lors des périodes creuses.

Il existe un précédent historique: en 1915, D. W. Griffith affirme dans le New York Times que le public paiera plus cher pour de plus grosses production­s, en l’occurrence 5 dollars pour un ticket, soit environ 100 francs actuels. Edna Epelbaum, présidente de l’associatio­n profession­nelle des exploitant­s (ACS) et propriétaire de plusieurs cinémas à Bienne, Berne, Delémont, Neuchâtel et La Chauxde-Fonds, assure que le smart pricing est souvent discuté, mais qu’il n’a pas été mis en place en Suisse pour plusieurs raisons: «Ce système ferait automatiqu­ement exploser le prix des blockbuste­rs et chuter celui des films d’auteur, ce n’est pas le but dans notre paysage cinématographi­que.» Elle pointe également la richesse de l’offre: «Même si de plus en plus de nouveaux cinémas sont construits, les salles dans les petites et moyennes agglomérations restent très importante­s et un smart pricing n’y est pas envisageab­le.»

Pour Teodor Teodorescu, directeur des opérations de Pathé Suisse, «cela semble difficile à mettre en place, surtout à cause des relations avec les distribute­urs». L’entreprise se concentre, comme la plupart des exploitant­s, sur des variations d’offres plus classiques en fonction des publics cibles: familles, enfants, étudiants ou personnes en situation de handicap.

Sur le site web de Neugass Kino AG (Riffraff et Houdini à Zurich, Bourbaki à Lucerne), les informatio­ns sur les films diffusés restent en ligne bien après qu’ils ne sont plus à l’affiche: «Au moment où les films sortent en DVD ou en Blu-ray, nous ajoutons un lien pour se le procurer, ou pour acheter des affiches du film», explique Frank Braun, le responsabl­e de la programmat­ion. Cette archive n’est pas juste un service pour les utilisateu­rs, puisqu’elle permet au cinéma de dégager un petit revenu. Chaque achat effectué par un internaute depuis le site du cinéma rapporte une commission.

Dans la même logique, Neugass Kino AG est en train de mettre en place un partenaria­t avec Rushlake Media à Cologne pour un projet pilote permettant aux spectateur­s de voir en streaming des films liés aux sorties en salles. Via le site de Neugass Kino AG, les internaute­s auront accès à une sélection liée au programme des cinémas à travers soit un comédien ou un réalisateur, soit une thématique ou une région géographique. L’offre n’est pas liée à l’achat d’un billet et ce Kino on Demand rapportera une commission au cinéma sur chaque film visionné en ligne. Frank Braun précise tout de même: «Il est clair que ce n’est pas un nouveau business model, mais nous croyons que notre public regarde aussi de la VOD et que nous pouvons être un point d’accès pour cela, ce qui renforce la communauté autour de nos cinémas.» Le projet devrait être en ligne à l’automne.

«Les jeunes ne lisent pas une critique dans 24 heures pour choisir un film», lance, lucide, Teodor Teodorescu. Et même si c’était le cas, l’espace pour ces critiques dans les médias tend à se contracter au même rythme que les budgets. Il s’interroge donc sur l’organisati­on des visions de presse, destinées aux journalist­es: «Pourquoi ne pas inviter des youtubeurs, des influenceu­rs?» Repenser la communicat­ion autour des films ne peut qu’être bénéfique aux salles. Si le risque du piratage est réel, voir son téléphone – et donc son accès aux réseaux sociaux – confisqué à l’entrée d’une projection de presse donne l’impression de faire une expérience du Vieux Monde.

Rien que dans l’univers francophon­e, on trouve de nombreux youtubeurs cinéma. S’ils privilégient des approches transversa­les ou thématiques, certains commentent directemen­t les sorties. Le plus connu, le Fossoyeur de films, propose des «aprèsséances», Amazing Lucy commente des films récents (et plus anciens) dans une perspectiv­e féministe et Perle ou Navet s’interroge sur Love, Simon avec cette phrase d’intro: «Si je suis allée voir ce teen movie cette semaine, c’est pour comprendre pourquoi il est sorti au cinéma et pas juste sur Netflix.» Autant faire de cette nouvelle génération de critiques des alliés.

3D, 4DX, D-BOX, IMAX Laser, LED Screen… «La technologi­e dans notre industrie avance très vite», recadre immédiatement Edna Epelbaum face à la question de savoir si les innovation­s sont si importante­s pour les amateurs de cinéma. Même si on ne sait pas quelles adaptation­s seront durables, chez Pathé, la «politique est de dire qu’il faut investir pour durer, sinon on se condamne à disparaîtr­e». Comme dans tous les domaines, les investisse­ments technologi­ques sont lourds financièrement et ils se répètent souvent. Teodor Teodorescu ajoute qu’ils sont nécessaires parce que les gens veulent voir le cinéma autrement. La présidente de l’associatio­n des exploitant­s est confiante: «Pour chaque développemen­t, il y aura un public.» La 3D n’est déjà plus une nouveauté et même si elle conserve son public, Teodor Teodorescu admet volontiers qu’elle ne fait pas toujours l’unanimité: «Ce qui a été dommageabl­e pour la 3D, ce sont les tentatives de la rajouter après coup» – sur des films qui n’étaient pas conçus dans ce but – «alors que certains sont faits pour et qu’elle apporte alors une vraie immersion.» Les exploitant­s et les producteur­s peuvent en tirer une leçon utile pour la mise en place des étapes suivantes, comme la 4DX – un équipement qui associe les mouvements des sièges à des effets sensoriels tels que le vent, la pluie, l’orage, le brouillard, la neige, la fumée et les odeurs.

Vous rêvez de voir en salles le film vainqueur de la dernière Berlinale, mais il n’est pas distribué près de chez vous? Vous voudriez revoir un film de votre enfance, mais rien ne se profile? Des entreprise­s comme Tugg, Gathr ou Demand. film sont là pour vous. Ces plateforme­s proposent au public de choisir un film et de vendre des entrées via son réseau pour assurer un public suffisant. S’il y parvient, la séance a lieu. Le système est intéressant pour des sociétés, des écoles, des fans hardcore avec une communauté très soudée ou des producteur­s qui souhaitera­ient s’autodistri­buer, mais semble assez contraigna­nt à large échelle.

Il entrouvre en revanche une porte intéressante. Avant même le début des années 2000, la RTS proposait à ses spectateur­s de choisir le film de la soirée dans Box-Office à la carte, tous les lundis de l’été. Il suffisait de téléphoner ou d’envoyer un SMS surtaxé pour voter. Un système similaire pourrait être mis en place dans les salles, dans l’idée d’impliquer le public dans les choix de programmat­ion, de créer de l’attente, et donc de l’engagement, maîtres mots du marketing moderne. Pathé a testé le système lors de certaines soirées en plein air, mais ne l’a jamais appliqué dans les salles.

Un tarif fixe, ou «at rate», quel que soit le nombre de films vus par mois est la stratégie de bon nombre de plateforme­s de streaming. Elles n’ont rien inventé, c’est peu ou prou le modèle des fitness, mais ce système fonctionne actuelleme­nt mieux que le pay per view, semblable à un ticket de cinéma. Pour les salles, un tarif fixe prend la forme d’un abonnement mensuel ou annuel, soit… rien de nouveau! Pathé Suisse offre depuis plus de dix ans une carte Pathé Pass, qui, comme la carte UGC illimité ou le CinéPass de Gaumont-Pathé en France, permet de voir des films sans passer par la caisse à chaque visite.

A 40 francs mensuels, cet abonnement suppose, pour le spectateur, d’aller au cinéma plus de deux fois par mois pour être rentable: «C’est un très bon produit pour les clients fidèles, admet Teodor Teodorescu, ceux qui viennent pour l’expérience du cinéma et pas pour une sortie précise.» Le groupe ne communique pas de chiffres sur les détenteurs de la carte ou les entrées qu’elle génère, mais assure qu’elle est appréciée. En France, en 2014, les entrées liées à ces cartes représentaient un peu plus de 8% de toutes les entrées en salles. La plupart des cinémas en Suisse ont mis en place des cartes de fidélité (ou de membre) qui permettent des rabais sur les tickets, mais rarement des abonnement­s à proprement parler.

Au Kosmos, nouvel arrivé sur la scène des cinémas zurichois, un restaurant, une librairie, un club et une salle de débats cohabitent avec les salles de cinéma. «Je crois que l’avenir des cinémas passe par des synergies avec d’autres médias, et nous avons déjà un espace propice pour cela», explique Samir, un des fondateurs du cinéma. Pour que ce modèle fonctionne, il faut que les différents départements travaillen­t ensemble, et que les mêmes responsabl­es contrôlent tous les aspects de l’offre: «Nous avons toujours refusé de sous-traiter. Ainsi nous pouvons proposer un film iranien dans une salle et une offre de menu iranien au restaurant.» Une gestion qui se rapproche de celle de l’hôtellerie. Cela dit, la recette n’est pas magique.

Pour Frank Braun, il s’agit de trouver des solutions non pas purement fonctionne­lles, mais architectu­ralement uniques. Le Bourbaki à Lucerne jouxte le Bourbaki Panorama, un musée circulaire, les projection­s du Riffraff font des jeux de lumière dans le bar. Il précise quand même que «les offres accessoire­s comme la gastronomi­e ne subvention­nent pas les cinémas, mais c’est un aspect social qui doit être soutenu. Les cinémas méritent d’être là où la vie est culturelle­ment riche.» La logique est la même, dans un autre environnem­ent, à une échelle différente et pour un autre public, que celle des multiplexe­s qui s’installent dans des centres commerciau­x.

Le Capitole en 1962. La ville de Lausanne a racheté cette salle de plus de 800 places en 2010 pour la sauvegarde­r et dans le but de la mettre à la dispositio­n de la Cinémathèq­ue suisse.

Teodor Teodorescu affirme que les programmes de retransmis­sion en direct, d’opéra ou de ballet, sont un succès commercial et culturel: «Le public n’est pas le même que celui des salles, mais il va redécouvrir le cinéma. A l’inverse, il y a un public pour ce type d’événement qui ne va pas forcément à l’opéra.» Avec une trentaine de projection­s par année, les live ne représentent qu’un petit volume financier pour Pathé, mais font venir les gens dans les salles.

L’autre moyen de varier l’utilisatio­n des salles est de les proposer à la location business to business. «Nous avons fait de bonnes expériences en offrant les salles à des entreprise­s pour des soirées de boîte, ou à un promoteur qui souhaitait passer un film des années 1980 et organiser une soirée dansante sur le même thème», explique Samir. A tel point que le Kosmos a créé un département spécifique pour développer cette activité agressivem­ent dès septembre. Edna Epelbaum souligne: «Nous avons la technologi­e et l’espace, c’est ce qui nous rend unique. Et il est particulièrement intéressant de louer les cinémas en dehors des heures habituelle­s de projection.»

Au Kosmos, l’architectu­re des salles elle-même a d’emblée été pensée pour accueillir des débats et des tables rondes permettant d’enrichir l’expérience des spectateur­s à la manière des festivals. «Le premier rang n’est pas collé à l’écran!» rigole Samir. Le confort est un aspect sur lequel tous les exploitant­s insistent: des sièges plus larges, des grands volumes, des salles dont la jauge est limitée. La stratégie inverse de celle d’EasyJet.

a été publié dans «Cinébullet­in», revue suisse des profession­nels de l’audiovisue­l.

Table ronde dans le cadre du Locarno Festival, avec Bobby Allen (MUBI), Alessandro Raja (Festival Scope), Pawel Wieszczeci­nski (Kinoscope), Andreas Furler (Cinefile), Barry Rebo (EclairPlay) et René Wolf (Eye Film). Vendredi 3 août, Spazio Cinema, 13h30.

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