Mais encore...
Les femmes seraient-elles, comme les poules, soumises à un puissant instinct de reproduction? C’est ce que suggère le terme «broodiness», courant dans la langue anglaise, pour désigner les émotions mêlées qui entourent le désir d’enfant
Rencontre avec Marc Raymond Wilkins, cinéaste bernois exilé en Ukraine, gros plan sur le «broodiness», cet ardent désir d’enfant propre aux femmes, un retour en archives sur l’été 68, quand le vénérable Journal de Genève s’inquiétait de l’essor de la prostitution dans la cité de Calvin, l’invention de la crème solaire et son usage irréfléchi raconté par Emmanuel Grandjean, les mots fléchés et le sudoku.
Vous vous pâmez d’admiration à chaque poussette croisée dans la rue? Vous jalousez vos amis récemment devenus parents? Vous voilà apparemment saisi de broodiness. Ce terme, qui peut être traduit en français par «instinct de couvaison», désigne un intense désir d’enfant. Initialement utilisé pour désigner le comportement des poules lorsqu’elles préparent leur nid, le broodiness a commencé à être employé chez l’être humain
– et particulièrement chez la femme – dans les années 1980.
La référence de la langue anglaise, l’Oxford English Dictionary, en donne la définition suivante: «Sentir un désir maternel à avoir un (autre) bébé». Pourtant, cette émotion n’est pas propre aux femmes. Et sa construction, qui découle à la fois de la biologie et des normes sociales, paraît plus complexe chez l’humain que chez les gallinacés.
Le fait que le terme broodiness soit issu du monde animalier paraît d’emblée suspect à Alessandra Cencin, chercheuse associée à l’Institut des humanités en médecine de l’Université de Lausanne: «Cela revient à naturaliser l’envie d’avoir un enfant, à en faire un instinct animal. On sait pourtant que c’est plus complexe que cela, puisque cette envie et la manière dont elle s’exprime varient selon les cultures et dans le temps.» «Certaines personnes ne ressentent jamais ce désir, d’autres seulement à un moment de leur vie, ce qui confirme que, s’il y a une composante innée, elle n’est pas la seule à entrer en jeu», estime Robin Hadley, sociologue à la Manchester Metropolitan University.
Accomplissement de la féminité
De nombreuses considérations peuvent inciter une femme à envisager une grossesse, souligne par ailleurs François Ansermet, professeur honoraire de pédopsychiatrie aux Universités de Genève et de Lausanne: «Il faut distinguer le désir d’être enceinte, pour l’impression de complétude qu’offre cet état, du désir de devenir mère, comme modèle d’accomplissement de la féminité, qui diffère enfin du désir d’enfant à proprement parler. Ces différents appels peuvent varier d’une femme à une autre et ne coïncident pas forcément chez chacune d’entre elles.»
Difficile donc d’y retrouver ses petits quand on tente de cerner précisément l’expression broodiness. Plutôt qu’une émotion fondamentale, cet état révélerait plutôt une construction mêlant, à des degrés divers, attente, exaltation, joie mais aussi parfois tristesse, angoisse et jalousie, en particulier lorsque l’enfant tarde à venir. «Avoir envie d’un bébé n’est pas purement une construction sociale, ni spécifique aux sociétés qui connaissent une faible fertilité, écrit Tiffany Watt Smith dans son ouvrage
The Book of Human Emotions (Wellcome collection, non traduit). Cela peut être très douloureux, comme l’impression d’un manque, un désir ardent, comparable par moments à ce qu’on ressent lorsqu’on est loin de chez-soi ou d’une personne aimée.»
Les tourments associés au désir d’enfant ont donné lieu à d’autres expressions, hors de la langue anglaise. Ainsi le terme allemand Torschlusspanik – ou «panique de la fermeture des portes» – désigne l’angoisse qui monte lorsqu’on réalise que le temps passe et qu’il sera bientôt trop tard pour avoir un bébé. Il fait référence aux portes qui barraient chaque soir l’accès aux cités médiévales, empêchant les retardataires de regagner leur chez-eux et les exposant aux dangers de l’extérieur.
Trop vieux pour être pères
Cette anxiété existerait aussi chez les hommes, d’après Robin Hadley, qui a étudié le ressenti de personnes restées involontairement sans enfant. «On parle souvent de l’horloge biologique chez les femmes, pour décrire la baisse de la fertilité avec l’âge, mais il faut savoir que l’efficacité du sperme diminue aussi avec le temps. Cet effet n’est pas aussi net qu’avec la ménopause, mais au-delà de 50 ans, les hommes craignent souvent d’être considérés comme trop vieux pour devenir pères, et de ne plus avoir les capacités suffisantes pour s’occuper d’un bébé.»
Lui-même sans enfant, le sociologue britannique a fait de la reconnaissance du broodiness masculin son cheval de bataille: «Mon travail montre que les hommes peuvent ressentir autant que les femmes l’envie d’avoir un enfant, et souffrir lorsque cette attente ne se concrétise pas. Pourtant, cette émotion et les difficultés qui y sont liées sont beaucoup plus étudiées chez les femmes. Le manque de références sociales peut être difficile à vivre pour les hommes concernés.»
Alessandra Cencin déplore aussi le fait que le désir d’enfant soit considéré comme une problématique avant tout féminine. «Cela revient à désigner les femmes comme les mieux à même de s’occuper des enfants, notamment lorsqu’ils sont en bas âge. Cela n’arrange pas le débat sur l’établissement d’un congé paternité en Suisse!»
Ces conceptions traditionnelles pourraient bien évoluer avec le développement des nouvelles technologies de la reproduction – dons de sperme, d’ovocyte, etc. – qui brouillent nos repères. «Avec ces nouvelles technologies, on peut disjoindre l’origine, la gestation et la filiation, ce qui a pour effet d’éloigner de plus en plus la procréation des contraintes de la nature, amenant à de nouveaux types de parentalité», souligne François Ansermet.
Sous forme de clin d’oeil, Robin Hadley s’interroge: «Si la majorité des hommes n’étaient pas intéressés par le fait d’avoir des enfants, pensez-vous que nous aurions développé tous ces outils?»■
Demain: «l’awunbuk», cette autre déclinaison de la nostalgie