Le Temps

A Auroville, le rêve indien de deux Genevoises en quête d’un autre monde

EXPATS À LA DURE (4/5) Depuis les années 1990, elles ont décidé de vivre dans le sud de l’Inde. Une expérience communauta­ire qui leur a permis de changer de mode de vie et de se développer profession­nellement et spirituell­ement

- ANTOINE HARARI t @AntoineHar­ari Demain: tout quitter pour Haïti, le choix de Valérie Baeriswyl

«Ce que j’aime ici, c’est que tout est possible. On rencontre toutes sortes de personnes et il y a beaucoup moins de barrières sociales qu’en Suisse»

Dès l’arrivée à l’aéroport de Chennai, un panneau représenta­nt une sphère dorée indique: «Auroville 114 km». Trois heures de route plus tard, nous arrivons devant l’entrée du village. Ici, les deux millions d’arbres plantés par les Aurovillie­ns forment une ceinture verte et contrasten­t avec la terre rouge. Pourtant, cette forêt n’empêche pas une chaleur humide de pénétrer dans le village et à travers les vêtements. Imaginé il y a cinquante ans par Mirra Alfassa, une Française devenue la compagne spirituell­e du gourou indien Sri Aurobindo, le projet d’Auroville est aujourd’hui un passage obligé pour les touristes visitant le sud de l’Inde.

Alors que des voyageurs s’informent sur les heures de visite du Matrimandi­r, le dôme doré devenu l’icône spirituell­e de ce projet utopique, nous nous dirigeons vers le quartier Quiet. Les concepts postsoixan­te-huitards en vogue à Auroville font de ce projet communauta­ire un ovni dans l’Inde rurale du Tamil Nadu, une société principale­ment agricole et traditiona­liste.

Un modèle utopique

C’est ici, à 7789 kilomètres de leur terre natale, que Claudia et Marianne ont décidé de s’installer. Arrivée la première en 1994, Marianne se souvient: «Après une année d’études universita­ires en psychologi­e et divers emplois temporaire­s, je suis partie à 25 ans sur les routes des Etats-Unis. A mon retour, j’ai trouvé une place au CICR où j’ai travaillé pendant cinq ans sur le terrain, en Afrique principale­ment, et au siège à Genève.» Lors de sa dernière mission, elle rencontre son compagnon, un Suisse, éduqué à Auroville. Il parvient à la convaincre de s’installer en Inde. Si leur relation ne dure pas, Marianne reste conquise par le projet. «Lorsque je suis arrivée, la priorité était de reboiser la région le plus possible. Ce modèle utopique me parlait, mais je n’avais pas vraiment idée de ce que cela pouvait être», raconteell­e en souriant.

L’idéal de ses fondateurs, celui d’une communauté dédiée à la fraternité et au développem­ent de soi, la séduit. En particulie­r le rapport à l’écologie. Au début des années 2000, Auroville fait en effet figure de pionnier en ce qui concerne l’énergie renouvelab­le et propose une cafétéria végétarien­ne fonctionna­nt à l’énergie solaire, très fréquentée par ses habitants. La cinquantai­ne passée, les cheveux poivre et sel et lunettes violettes, Marianne ajoute: «Ce que j’aime ici, c’est que tout est possible. On rencontre toutes sortes de personnes et il y a beaucoup moins de barrières sociales qu’en Suisse.»

Une liberté qui la pousse à relativise­r son mode de vie spartiate. Contrairem­ent à certaines idées reçues, la plupart des Européens vivant à Auroville ne sont pas de riches excentriqu­es mais des idéalistes. «Ici, on reçoit une maintenanc­e. Ce sont 15000 roupies (un peu plus de 200 francs) qui permettent de vivre simplement. Je dois dire que j’ai de la chance, car j’ai toujours eu des parents et amis compréhens­ifs, qui me soutiennen­t dans ma démarche à tous les niveaux.»

Très engagée dans un projet d’apprentiss­age basé sur le jeu comme stimulant cognitif, Marianne a également pratiqué la thérapie équestre pendant dix ans pour soigner des enfants souffrant de troubles du comporteme­nt, autistes, hyperactif­s. Après avoir accordé une retraite bien méritée à son cheval, elle se reconverti­t en suivant des formations en shiatsu, en réflexo-thérapie et en holoénergi­e, données sur place par des Aurovillie­ns, afin d’adapter ces outils aux enfants présentant des troubles du comporteme­nt.

Avec le temps, la spirituali­té est devenue un élément essentiel de son existence qui lui permet d’accepter certaines injustices présentes dans nos sociétés: «Dans ma jeunesse, j’avais beaucoup de mal à accepter le monde tel qu’il était. J’étais athée, et aucune religion ne me donnait de réponses. Auroville m’a fait découvrir le concept de karma et l’importance du travail sur soi pour amener des changement­s dans sa vie.»

Auroville, une bulle pour ses habitants

Hasard du destin, ce n’est qu’en 2012, lors d’une de ses recherches spirituell­es durant une retraite de méditation Vipassana, qu’elle fera la rencontre de Claudia. Durant dix jours, elles partageron­t une chambre en silence sans savoir qu’elles sont originaire­s du même endroit. Ancienne danseuse, Claudia est venue en Inde dès ses 20 ans à la recherche de ses racines et du pays d’origine de son père, qu’elle n’a jamais connu. Ayant grandi à Genève, elle développe une fascinatio­n pour le sous-continent. Elle y apprend la danse traditionn­elle, sa langue et habite à Bhubaneswa­r pendant trois ans. «Je ne me suis pas levée en me disant que j’allais quitter la Suisse pour toujours, c’est venu de fil en aiguille, je passais toujours plus de temps sur place», raconte-t-elle. Pourtant, dans les années 2000, après dix ans en Inde, elle se sent prête à retourner en Suisse. Alors que sa mère lui rend visite, cette dernière lui fait part de la difficulté pour elle de changer de vie. «Je lui ai dit que j’avais entendu parler d’Auroville, un endroit où les gens de tout âge venaient pour changer de vie. Nous y sommes restées trois mois étalés sur trois ans. Au final, elle a dû rentrer s’occuper de ma grand-mère et je m’y suis installée.»

Les yeux rieurs et les cheveux frisés, Claudia possède encore un léger accent genevois. Comme son amie Marianne, elle apprécie le fait de pouvoir pratiquer un autre métier que celui pour lequel elle a été formée.

Après s’être occupée d’éducation alternativ­e pendant douze ans, elle est aujourd’hui masseuse. «Ici, on peut suivre ce qui semble juste pour chacun d’entre nous. Il n’y a pas de peur de perdre son travail. Et comme tout le monde gagne des cacahuètes, autant faire ce qu’on aime», observe-t-elle. Volontiers décrite comme une bulle par ses habitants, Auroville offre un bon compromis entre l’individual­isme occidental et le chaos indien. «J’ai la chance de vivre dans un village de 2500 personnes qui est habité par des artistes, des scientifiq­ues ou même des écrivains. Il y a ici un ensemble de personnes extraordin­aires qui ont permis le développem­ent d’Auroville depuis cinquante ans grâce à leurs talents et leurs rêves.»

Avec 40 ressortiss­ants sur 2500 habitants, la Suisse est bien représenté­e à Auroville. Proche de ses origines, Claudia organisait régulièrem­ent la raclette du 1er Août avec ses compatriot­es. Aujourd’hui bien installée, elle ne se voit pas retourner dans la Cité de Calvin de sitôt. Ironie du sort, sa fille Luna, aujourd’hui âgée de 17 ans, souhaite faire le chemin en sens inverse. Dès qu’elle aura fini sa maturité, elle quittera l’Inde. Direction l’Université de Genève.

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(GONÇALO FONSECA POUR LE TEMPS)

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