A Auroville, le rêve indien de deux Genevoises en quête d’un autre monde
EXPATS À LA DURE (4/5) Depuis les années 1990, elles ont décidé de vivre dans le sud de l’Inde. Une expérience communautaire qui leur a permis de changer de mode de vie et de se développer professionnellement et spirituellement
«Ce que j’aime ici, c’est que tout est possible. On rencontre toutes sortes de personnes et il y a beaucoup moins de barrières sociales qu’en Suisse»
Dès l’arrivée à l’aéroport de Chennai, un panneau représentant une sphère dorée indique: «Auroville 114 km». Trois heures de route plus tard, nous arrivons devant l’entrée du village. Ici, les deux millions d’arbres plantés par les Aurovilliens forment une ceinture verte et contrastent avec la terre rouge. Pourtant, cette forêt n’empêche pas une chaleur humide de pénétrer dans le village et à travers les vêtements. Imaginé il y a cinquante ans par Mirra Alfassa, une Française devenue la compagne spirituelle du gourou indien Sri Aurobindo, le projet d’Auroville est aujourd’hui un passage obligé pour les touristes visitant le sud de l’Inde.
Alors que des voyageurs s’informent sur les heures de visite du Matrimandir, le dôme doré devenu l’icône spirituelle de ce projet utopique, nous nous dirigeons vers le quartier Quiet. Les concepts postsoixante-huitards en vogue à Auroville font de ce projet communautaire un ovni dans l’Inde rurale du Tamil Nadu, une société principalement agricole et traditionaliste.
Un modèle utopique
C’est ici, à 7789 kilomètres de leur terre natale, que Claudia et Marianne ont décidé de s’installer. Arrivée la première en 1994, Marianne se souvient: «Après une année d’études universitaires en psychologie et divers emplois temporaires, je suis partie à 25 ans sur les routes des Etats-Unis. A mon retour, j’ai trouvé une place au CICR où j’ai travaillé pendant cinq ans sur le terrain, en Afrique principalement, et au siège à Genève.» Lors de sa dernière mission, elle rencontre son compagnon, un Suisse, éduqué à Auroville. Il parvient à la convaincre de s’installer en Inde. Si leur relation ne dure pas, Marianne reste conquise par le projet. «Lorsque je suis arrivée, la priorité était de reboiser la région le plus possible. Ce modèle utopique me parlait, mais je n’avais pas vraiment idée de ce que cela pouvait être», raconteelle en souriant.
L’idéal de ses fondateurs, celui d’une communauté dédiée à la fraternité et au développement de soi, la séduit. En particulier le rapport à l’écologie. Au début des années 2000, Auroville fait en effet figure de pionnier en ce qui concerne l’énergie renouvelable et propose une cafétéria végétarienne fonctionnant à l’énergie solaire, très fréquentée par ses habitants. La cinquantaine passée, les cheveux poivre et sel et lunettes violettes, Marianne ajoute: «Ce que j’aime ici, c’est que tout est possible. On rencontre toutes sortes de personnes et il y a beaucoup moins de barrières sociales qu’en Suisse.»
Une liberté qui la pousse à relativiser son mode de vie spartiate. Contrairement à certaines idées reçues, la plupart des Européens vivant à Auroville ne sont pas de riches excentriques mais des idéalistes. «Ici, on reçoit une maintenance. Ce sont 15000 roupies (un peu plus de 200 francs) qui permettent de vivre simplement. Je dois dire que j’ai de la chance, car j’ai toujours eu des parents et amis compréhensifs, qui me soutiennent dans ma démarche à tous les niveaux.»
Très engagée dans un projet d’apprentissage basé sur le jeu comme stimulant cognitif, Marianne a également pratiqué la thérapie équestre pendant dix ans pour soigner des enfants souffrant de troubles du comportement, autistes, hyperactifs. Après avoir accordé une retraite bien méritée à son cheval, elle se reconvertit en suivant des formations en shiatsu, en réflexo-thérapie et en holoénergie, données sur place par des Aurovilliens, afin d’adapter ces outils aux enfants présentant des troubles du comportement.
Avec le temps, la spiritualité est devenue un élément essentiel de son existence qui lui permet d’accepter certaines injustices présentes dans nos sociétés: «Dans ma jeunesse, j’avais beaucoup de mal à accepter le monde tel qu’il était. J’étais athée, et aucune religion ne me donnait de réponses. Auroville m’a fait découvrir le concept de karma et l’importance du travail sur soi pour amener des changements dans sa vie.»
Auroville, une bulle pour ses habitants
Hasard du destin, ce n’est qu’en 2012, lors d’une de ses recherches spirituelles durant une retraite de méditation Vipassana, qu’elle fera la rencontre de Claudia. Durant dix jours, elles partageront une chambre en silence sans savoir qu’elles sont originaires du même endroit. Ancienne danseuse, Claudia est venue en Inde dès ses 20 ans à la recherche de ses racines et du pays d’origine de son père, qu’elle n’a jamais connu. Ayant grandi à Genève, elle développe une fascination pour le sous-continent. Elle y apprend la danse traditionnelle, sa langue et habite à Bhubaneswar pendant trois ans. «Je ne me suis pas levée en me disant que j’allais quitter la Suisse pour toujours, c’est venu de fil en aiguille, je passais toujours plus de temps sur place», raconte-t-elle. Pourtant, dans les années 2000, après dix ans en Inde, elle se sent prête à retourner en Suisse. Alors que sa mère lui rend visite, cette dernière lui fait part de la difficulté pour elle de changer de vie. «Je lui ai dit que j’avais entendu parler d’Auroville, un endroit où les gens de tout âge venaient pour changer de vie. Nous y sommes restées trois mois étalés sur trois ans. Au final, elle a dû rentrer s’occuper de ma grand-mère et je m’y suis installée.»
Les yeux rieurs et les cheveux frisés, Claudia possède encore un léger accent genevois. Comme son amie Marianne, elle apprécie le fait de pouvoir pratiquer un autre métier que celui pour lequel elle a été formée.
Après s’être occupée d’éducation alternative pendant douze ans, elle est aujourd’hui masseuse. «Ici, on peut suivre ce qui semble juste pour chacun d’entre nous. Il n’y a pas de peur de perdre son travail. Et comme tout le monde gagne des cacahuètes, autant faire ce qu’on aime», observe-t-elle. Volontiers décrite comme une bulle par ses habitants, Auroville offre un bon compromis entre l’individualisme occidental et le chaos indien. «J’ai la chance de vivre dans un village de 2500 personnes qui est habité par des artistes, des scientifiques ou même des écrivains. Il y a ici un ensemble de personnes extraordinaires qui ont permis le développement d’Auroville depuis cinquante ans grâce à leurs talents et leurs rêves.»
Avec 40 ressortissants sur 2500 habitants, la Suisse est bien représentée à Auroville. Proche de ses origines, Claudia organisait régulièrement la raclette du 1er Août avec ses compatriotes. Aujourd’hui bien installée, elle ne se voit pas retourner dans la Cité de Calvin de sitôt. Ironie du sort, sa fille Luna, aujourd’hui âgée de 17 ans, souhaite faire le chemin en sens inverse. Dès qu’elle aura fini sa maturité, elle quittera l’Inde. Direction l’Université de Genève.