Le Temps

En Nouvelle-Calédonie

Le 4 novembre, les Néo-Calédonien­s voteront sur la souveraine­té du territoire. Un combat politique et identitair­e mené en français. Pour le oui et pour le non

- RICHARD WERLY, POUEBO t @LTwerly Demain: la Roumanie, miroir de la francophon­ie en Europe centrale

Notre série qui dresse un état des lieux de la francophon­ie dans le monde fait escale en Nouvelle-Calédonie, où, le 4 novembre, la population est appelée à se prononcer par référendum sur l’indépendan­ce de ce territoire annexé par la France en 1843. Sur ce «caillou» peuplé où les tensions entre Kanaks, Caldoches et métropolit­ains restent vives, que signifie l’identité culturelle liée à la langue française?

UGrande ne école primaire de rêve. Ou presque. A la sortie de Pouebo (Pweevo), sur cette côte est de la

Terre où les montagnes riches en nickel et recouverte­s de forêts plongent d’un seul coup dans l’océan Pacifique, l’Alliance scolaire de Hyabe pourrait figurer sans peine sur un calendrier des plus beaux paysages de l’éducation nationale française. Deux classes primaires côte à côte, dans un unique bâtiment posé en plein milieu des cocotiers, à quelques mètres de la mer. Patio traditionn­el en bois, couleur bleu marine. C’est ici que l’écrivain Luc Enoka Camoui a imaginé son conte Douba, le chasseur de

sons. Un conte rythmé par «le kaneka, cette musique d’ici, de Kanaky ou de Nouvelle-Calédonie, caisse de résonance du concert des musiques du monde»…

L’histoire de Douba, ce jeune chasseur «parti de sa case avec sa lance, son arc, son sabre et sa gibecière pour chasser du gibier dans la forêt de Hienghène» pourrait servir de trame au rendez-vous que tout le monde attend: le référendum du 4 novembre sur la «pleine souveraine­té» du territoire. Résolu à tuer oiseaux et animaux sur son passage, Douba, le jeune Kanak, comprend que la diversité de la nature et de la faune vaut mieux qu’une gibecière bien remplie.

Le «cagou» et le «notou», deux oiseaux de l’île rencontrés lors de son périple, deviennent alors ses compagnons. Jusqu’à choisir de «retourner chez lui bredouille, mais rempli d’une nouvelle richesse»: la diversité. Douba, ou l’hommage enfantin à Jean-Marie Tjibaou, leader indépendan­tiste assassiné en 1989 et négociateu­r en 1988 des fameux accords de Matignon et originaire lui aussi de Hienghène ? Douba, ou l’éloge poétique d’une possible coexistenc­e entre Kanaks, Caldoches (les Français du cru) et métropolit­ains sur ce «caillou» peuplé d’environ 300000 personnes ?

«Nous avons les pieds dans les deux cultures, française et kanake»

Luc Enoka Camoui rajuste sa casquette. Monter le retrouver, à Pouebo, a exigé de parcourir 600 kilomètres de routes provincial­es et montagnard­es, en contournan­t d’ouest en est cette «grande terre». Ma question, évoquée au téléphone après avoir pris connaissan­ce de ses ouvrages à «Calédolivr­es», la librairie de référence de Nouméa ? Comment défendre, en 2018, l’indépendan­ce et la francophon­ie? Que signifie, dans cette province nord de plus en plus autonome, préfigurat­ion d’une future «Kanaky», l’identité liée à la langue française, coincée entre l’immense Australie anglophone, la poussée chinoise dans les archipels voisins et les idiomes traditionn­els?

Quatre langues mélanésien­nes sont, depuis quelques années, enseignées au baccalauré­at de ce lointain territoire français, avant-poste francophon­e dans le Pacifique avec la Polynésie. Le lycée La Pérouse, à Nouméa, résonne désormais – lors des examens – des sonorités paicî, ajië, nengone et drehu. «Nous avons les deux pieds dans les deux cultures, française et kanake, répond l’instituteu­r-écrivain. Plus de 80 langues sont parlées en Nouvelle-Calédonie, poursuit Luc Camoui. Le français nous permet de communique­r entre nous. Nous délibérons dans nos langues respective­s. Mais nos revendicat­ions, surtout politiques, se font en français».

Le périple Nouméa-Pouebo est révélateur. La Nouvelle-Calédonie est un territoire vide. Grands espaces. Conduite solitaire. Tout y recopie la France. Mêmes panneaux routiers. Mêmes enseignes. Une mairie dans la rue principale. Une gendarmeri­e dans le chef-lieu, où les gendarmes venus de métropole sont largement majoritair­es. Sans parler des banques, presque toutes françaises. Les langues locales? Invisibles, hormis les sous-titres des panneaux indiquant, çà et là, la direction des tribus nichées dans les vallées où à flanc de montagnes, en retraient des routes.

«Tribu» ici désigne le clan, le village, la communauté. Le repère des Kanaks, les bons et mauvais jours, demeure la tribu dont ils sont issus. La tribu est aussi le lieu de la «coutume», autre vocable entré dans la langue française, version néo-calédonien­ne. Alors ? Langue du colonisate­ur ou de l’émancipati­on? Langue de l’école ou de la rue? Alain le Cante est l’un des principaux producteur­s de ce «kaneka» qui accompagne en musique Douba, le

chasseur de sons. Il s’agissait alors, pour les leaders indépendan­tistes Jean-Marie Tjibaou et Yeweiné Yeweiné d’aider à l’émergence d’une conscience culturelle kanake. Trente ans après, quel résultat? «Je n’ai jamais senti de rejet de la langue française confie-t-il, dans son studio de Nouméa. Les musiciens qui défilent ici échangent toujours en français avant d’entonner leurs refrains en langues locales. La zone Pacifique, où l’anglais domine à cause d’internet, est la plus grande aire mondiale de cohabitati­on linguistiq­ue.»

Son constat est partagé par Vanuela Watt, l’une des chanteuses en vue de l’île, dont les racines familiales sont au Vanuatu voisin: «Le français est, en Nouvelle-Calédonie, un lien et un levier. La question est plus celle de l’ancrage, réel ou non, de la langue dans nos mentalités, de son impact sur notre façon d’agir et de penser. Nos rythmes, nos palabres dans les tribus, disent notre société, nos maux, nos envies.»

Détour par «La malle du gouverneur». Antiquaire-libraire, Jean Claude Estival dispose dans son magasin du faubourg Blanchot une des plus grandes collection­s de livres sur l’Océanie. Il nous conseille un texte du pasteur-ethnologue Maurice Leenhardt. Publié en 1937, Gens

de la Grande Terre dit, chez les tribus kanakes, le poids du silence: «En leur parler français, ces révoltés n’expriment aucune colère. Ils agissent comme mus par une force incohérent­e et intime montant d’eux-mêmes et de leurs vallées profanées. Lutte sans plan et sans espoir, spasmes des tenants d’une orthodoxie périmée que résument les complainte­s des survivants…»

Référendum déterminan­t

Le lien entre la langue, la colonisati­on, l’émancipati­on du peuple kanak et la France est ténu. Au point que personne n’imagine aujourd’hui l’indépendan­ce dans une autre langue que celle de Molière.

Ancien professeur, descendant de bagnard, aujourd’hui conseiller municipal de la Foa, sur la côte ouest où sont installées les grandes fermes caldoches, l’historien José Louis Barbançon a intitulé l’un de ses livres «le pays du non-dit». Il s’en explique sur l’île Nou, l’ancien camp principal de la «transporta­tion», épicentre du bagne, de 1864 à 1897: «Tjibaou, qui fut prêtre avant de devenir un leader politique, avait compris l’importance d’intégrer le français dans la lutte. Il refusait d’y voir la seule langue de l’oppresseur.»

«C’est le dilemme de la Nouvelle-Calédonie. Nous sommes tous Français. Les

histoires de nos communauté­s s’entremêlen­t autour de la langue», poursuit-il. Et le vocabulair­e s’est d’ailleurs adapté. Le mot «Caldoche», par lequel les Kanaks désignent les Blancs présents sur l’île depuis plusieurs génération­s, désigne leur propension à parler fort, mais aussi à travailler dur. Le terme vietnamien «Chan Dang» – littéralem­ent «pied engagé» –, qui désignait les travailleu­rs indochinoi­s importés, est devenu commun…

Les accords de Matignon qui mirent fin aux violentes convulsion­s des années 80 ont, sans surprise, toujours prévu le maintien de la langue française. «Le garant de la paix en Nouvelle-Calédonie ne peut être que la République française, qu’il n’est pas d’autre arbitre», martèle le document. 70% des Néo-Calédonien­s, selon les sondages, veulent le maintien du territoire dans la République.

Paul Thélotte incarne une autre réalité linguistiq­ue et génération­nelle néo-calédonien­ne: celle du football. Il préside le Racing Club de Poindimié (Pwêêdi Wiimîâ), la localité côtière dont le maire est Paul Neaoutyine, le patron indépendan­tiste de la région Nord, partenaire à 51% de la société minière suisse Glencore pour l’exploitati­on de la mine de Koniambo. Sa vision de la langue à l’épreuve de la politique ? «La revendicat­ion indépendan­tiste kanake a des côtés très français. Elle a toujours été très culturelle, poétique presque.»

Métis de père japonais et de mère kanake, marié à une descendant­e d’immigrés indonésien­s, ce passionné de ballon rond est revenu du Mondial en Russie avec une abondance de fanions tricolores. Rejet ? Au contraire. «On n’est pas dans cette logique. On a aussi du bleu dans les yeux», lâche Humbert, animateur sportif de l’île d’Ouvea où eurent lieu les pires affronteme­nts de 1998 et où furent tués, un an plus tard, Jean-Marie Tjibaou et Yeweiné Yeweiné. «Notre rapport à la langue est bien plus pacifié que celui à la politique ou même à notre appartenan­ce tribale.» Et d’ajouter joliment, sans le moindre accent, «nous sommes en paix avec les mots français car nous les habitons».

Dans sa résidence de Nouméa, l’universita­ire Hamid Mokkadem est, lui, moins convaincu. «La question de la langue française en Nouvelle-Calédonie demeure un déterminan­t politique majeur, rétorque-t-il. La censure est une réalité. Le champ intellectu­el est verrouillé. Les Kanaks n’opèrent pas dans un environnem­ent linguistiq­ue neutre.» Emmanuel Tjibaou acquiesce. Le fils du leader indépendan­tiste dirige le centre culturel qui porte le nom de son père, superbe lieu de mémoire et de vie planté entre forêt et mer, construit par Renzo Piano. L’exposition artistique actuelle s’intitule Un destin commun. «On ne peut pas mettre la colonisati­on dans le frigo linguistiq­ue de l’histoire. On ne peut pas délier les problèmes actuels de délinquanc­e du fait que ce bout de France a, comme en métropole, mal à son histoire, ses banlieues, sa jeunesse. Qui peut croire que la mainmise d’une dizaine de familles sur l’économie de la Nouvelle-Calédonie n’est pas une oppression? C’est cela, la violence. Dans les prisons, 99% des détenus sont Kanaks. Dans les prétoires, moins de 5% des avocats sont Kanaks. Mais tout le monde y parle français…»

Coïncidenc­e: Emmanuel Tjibaou nous quitte pour accueillir une délégation d’Indiens américains en visite. Des Sioux du Dakota, en lutte contre les pipelines dévastateu­rs de Donald Trump. La comparaiso­n avec les Kanaks est-elle possible? «Je pense que la langue française fait une énorme différence, avance Annie, l’une des représenta­ntes sioux. Un patrimoine culturel commun s’est malgré tout construit ici. On le sent, au-delà des différence­s.» Un écho à la conclusion de Douba, le chasseur de sons, le conte écrit par Luc Enoka Camoui: «Voilà ce que la nature t’offre. Retiens bien ce rythme et cette cadence. Et enseignele­s aux gens du pays pour qu’ils se les approprien­t.»

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Sur un terrain de 8 hectares cédé en 1992 par la ville de Nouméa, le centre culturel Tjibaou, dessiné par l’architecte Renzo Piano, est inauguré le 4 mai 19 tion identitair­e, il a pour mission de valoriser le patrimoine archéologi­que et linguistiq­ue kanak.
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(MOIRENC CAMILLE/HEMIS.FR)
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(RICHARD WERLY) Luc Enoka Camoui est l’auteur du conte «Douba, le chasseur de sons».

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