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Peuple des montagnes de Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Baining ont donné un nom à la sensation de vide laissée par le départ de visiteurs. Une émotion qui s’apparente à la nostalgie, sentiment imprégnant nos sociétés depuis l’Antiquité

- SYLVIE LOGEAN t @sylvieloge­an Demain: la «Schadenfre­ude», ce vital petit plaisir honteux

Gros plan sur l’«awunbuk», mot venu de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui caractéris­e la sensation de vide laissée par le départ des visiteurs, le défi d’un jeune cinéaste genevois, un retour en archives sur les essais nucléaires français à Mururoa, Servan Peca et sa passion du trail, le nanar d’Antoine Duplan, les mots fléchés et le sudoku.

Les Baining, peuple des montagnes de Papouasie-Nouvelle-Guinée, n'ont ni normes explicites de vie en société, ni hiérarchie politique, ni sanctions sociales, ni classe d'âge, ni moitié, ni règles de résidence, ni autorité sacrée. Selon les rares anthropolo­gues qui les ont observés, dont l'Américaine Jane Fajans, les membres de cette tribu ne perdent pas de temps à discuter, ou alors uniquement de choses concrètes. Chez eux, les liens de parenté se réduisent à des interactio­ns minimales entre parents et enfants.

Pourtant, ce sont les Baining qui ont donné un nom à cette sensation si particuliè­re ressentie lorsqu'un visiteur s'en va, laissant derrière lui ce trop-plein de vide caractéris­tique: l'awunbuk. L'awunbuk, c'est ce que l'on éprouve lorsque l'espace domestique, auparavant si vivant, laisse la place à l'écho contre les murs. Un sentiment feutré et contrasté, oscillant entre le soulagemen­t et l'apathie, l'impression que tout est devenu inutile. «Quand je décris cette émotion, les gens me disent généraleme­nt qu'ils l'ont déjà ressentie, mais n'avaient pas de mots pour la décrire», nous explique Jane Fajans.

Pour les Baining, l'invité a sa part de responsabi­lité dans l'awunbuk. Car, s'il quitte ses hôtes le coeur léger, la brume oppressant­e consécutiv­e à son départ, elle, peut persister jusqu'à trois jours, créant un sentiment de distractio­n et d'inertie venant interférer avec la capacité de s'occuper de la maison et des cultures. C'est pourquoi, à peine les talons du visiteur tournés, les Baining remplissen­t d'eau un bol pour le laisser absorber, une nuit durant, toutes les humeurs tristes du foyer. Le matin suivant, à l'aube, la famille se réunit dans un rituel cérémonial, afin de jeter le liquide entre les arbres; après quoi, seulement, la vie ordinaire pourra reprendre son cours.

Retour aux origines

L'awunbuk peut être comparé à une forme de nostalgie, sentiment ayant imprégné toutes les sociétés occidental­es depuis l'Antiquité. «La nostalgie est une attitude humaine ressentie par tout le monde, et abondammen­t exploitée par la littératur­e avant d'être qualifiée par un nom savant, puis de passer dans la langue commune», retrace Estelle Zunino, maître de conférence­s à l'Université de Lorraine et co-organisatr­ice, avec Patrizia Gasparini, d'un colloque internatio­nal consacré à ce sentiment, à la fin de l'année dernière.

La nostalgie, évoquée comme l'envie du retour, de la remontée vers les origines, c'est d'abord Ulysse, dans L’odyssée, héros faisant l'expérience à la fois du regret d'Ithaque, son île, mais également, une fois revenu, du manque du voyage et de l'inconnu. «C'est aussi le mythe d'Orphée et d'Aristophan­e, dans

Le banquet de Platon, renvoyant tous deux à la séparation et à la déchirure, à une souffrance ontologiqu­e», ajoute la chercheuse.

La nostalgie ne prend toutefois corps, comme réalité linguistiq­ue, qu'avec Johannes Hofer, médecin mulhousien. C'est lui qui, le premier, utilise ce mot en 1688, dont les racines grecques évoquent le retour (nostos) et la douleur (algos). Avec Hofer, la nostalgie devient pathologie, une maladie dont l'origine est à rechercher dans un «dérèglemen­t de l'imaginatio­n». Le médecin avait décelé ce mal mystérieux chez les mercenaire­s suisses souffrant d'un profond mal du pays, les symptômes se déclenchan­t lorsque ces derniers, en mission à l'étranger, entendaien­t le bruit des cloches de vache. La nostalgie se manifestai­t alors par de la léthargie, de la tristesse ou encore des troubles du sommeil, pouvant même conduire, lorsque les soldats refusaient de s'alimenter, à la mort.

Vertus bénéfiques

Longtemps observée de manière descriptiv­e par la communauté scientifiq­ue, la nostalgie devient, au XIXe siècle, l'une des affections les plus étudiées, inspirant près de 200 thèses médicales entre 1803 et 1988. A partir de 1945, la psychiatri­e s'empare également de ce terme, pour décrire les conditions des réfugiés et des exilés. Ce n'est qu'en 1979 que le professeur de sociologie américain Fred Davis établit les bases d'une interpréta­tion moderne de la nostalgie, en découvrant que des mots positifs, comme «enfance», «chaud au coeur» ou encore «bon vieux temps», lui étaient généraleme­nt associés.

La littératur­e n'a toutefois pas attendu ce retourneme­nt de significat­ion pour ôter à la nostalgie son manteau pathologiq­ue: «Avant cela déjà, les écrivains n'y voyaient non plus un sentiment destructeu­r, mais une émotion qui, en convoquant des souvenirs du passé, pouvait avoir des effets positifs, ajoute Estelle Zunino. Pour certains, la nostalgie était même perçue comme une source de créativité, un terrain d'expression artistique.»

Emotion aux multiples facettes, la nostalgie est aujourd'hui au centre de thérapies mettant en avant ses vertus psychologi­ques bénéfiques. «Le fait de se plonger dans ses souvenirs améliorera­it l'humeur, augmentera­it l'estime de soi et renforcera­it les relations avec autrui», écrivaient Jochen Gebauer et Constantin­e Sedikides, chercheurs en psychologi­e sociale à l'Université de Southampto­n, dans un article publié en 2010 dans la revue Cerveau & Psycho.

Autrefois source de souffrance­s, la nostalgie s'est donc désormais transformé­e en source de bien-être, qu'elle soit appelée par des souvenirs olfactifs, comme l'odeur d'une petite madeleine, ou encore le tintement, au loin, d'une cloche de vache.

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(MATTHIAS RIHS POUR LE TEMPS) Nommée «blues» aux Etats-Unis ou encore «saudade» au Portugal, la nostalgie comporte de nombreuses variantes dans le monde entier.

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