Etel Adnan, inaltérable optimiste
L’artiste libanaise est l’auteure d’une oeuvre protéiforme et foisonnante, dont le versant pictural ne sera découvert que tardivement. Cette éminente représentante de la modernité arabe est l’invitée du Centre Paul Klee de Berne
Comme son animal fétiche, le saumon, symbole de courage et de conscience universelle, elle fait fi des frontières, qu’elle a en horreur. Fidèle à ses racines, elle est toujours revenue, contre vents et marées, sur les terres de son enfance, le Liban, longtemps à feu et à sang.
Globe-trotter et militante pour la paix, Etel Adnan a lutté contre la guerre du Vietnam et en faveur de la cause palestinienne, aux Etats-Unis, en France et au Liban, dans les colonnes de journaux francophones notamment. Artiste polyvalente et polyglotte, elle est l’auteure d’une oeuvre protéiforme et foisonnante: recueils de poèmes, romans, essais et pièces de théâtre. Depuis soixante ans, elle peint, dessine et exécute des cartons de tapisserie. Le tout avec une grande simplicité, sans forfanterie, en bon artisan.
En février 2014, Etel Adnan s’est vu remettre des mains de Jack Lang, ancien ministre français de la Culture et président de l’Institut du monde arabe, cravaté et costumé, l’insigne de chevalier des Arts et des Lettres. La petite dame toute simple, vêtue d’une doudoune à manches courtes recouvrant un ample pull rouge col en V, lui a alors répondu, devant une salle conquise, que c’était lui, l’initiateur de la Fête de la musique, manifestation reprise dans de nombreux pays et devenue «mythique», qui «devrait être honoré».
«Trop maladroite»
Le monde est son jardin. A sa naissance, en 1925, à Beyrouth, mille-feuille de cultures et de croyances, Mercure, le messager des Dieux, patron des intellectuels et grand communicateur, planait sans nul doute au-dessus de son berceau. A 5 ans, elle parlait grec avec sa mère, originaire de Smyrne, et turc avec son père, né à Damas, officier de l’Empire ottoman, condisciple de Kemal Atatürk à l’Ecole de guerre.
Enfant, fille unique plutôt solitaire fascinée par la mer, la nature et les grands horizons, elle dessinait des cartes et parlait aux fleurs. A l’âge adulte, elle apprend le français à Paris et l’anglais à Harvard et à Berkeley, tout en étudiant la philosophie – la philosophie de l’art notamment – qu’elle enseigne, de 1958 à 1972, dans un collège au nord de la baie de San Francisco. C’est ici, en Californie, qu’est née sa vocation de peintre. «Vous parlez de peinture, mais est ce que vous êtes peintre?» l’interpelle un jour Ann O’Hanlon, la directrice du département peinture du collège. «Non, lui répond-elle sans réfléchir, parce que ma mère m’a toujours dit que j’étais maladroite.» «Et vous l’avez crue?» a rétorqué O’Hanlon, enjoignant à Etel Adnan de venir la retrouver dans son département.
Sa montagne sacrée
Ses premières toiles – abstraites –, inspirées de la patte de Nicolas de Staël, se composent de carrés – souvent rouges – flottant sur un fond coloré. «Il n’y a pas de personnage dans les tableaux d’Etel Adnan; c’est le monde qu’elle regarde, la beauté physique de la terre avec ses montagnes, collines, fleuves et couleurs», écrit sa compagne Simone Fattal (Etel Adnan. La peinture comme énergie pure. L’Echoppe, 2016). Par la suite, ses paysages mentaux, exécutés de manière énergique, sans repentir et en une seule séance, tendront résolument vers une forme de figuration.
Le mont Tamalpaïs, montagne sacrée pyramidale de 752 mètres, plantée au nord de San Francisco et surplombant le Pacifique, devient son sujet de prédilection, qu’elle décline à l’huile, à l’aquarelle ou à l’encre. «Elle devint ma compagne», sourit Etel Adnan en évoquant sa Sainte Victoire dont elle s’attache à observer, «comme droguée», les changements permanents au fil des jours.
Quelques années plus tard, de retour au Liban, elle représentera le mont Sannine, l’une des plus hautes montagnes du Pays du Cèdre.
«Petit miracle d’équilibre instable»
Ses toiles de petit format aux couleurs acidulées, sobres et laconiques, résumant d’immenses paysages sur une surface réduite, témoignent de sa joie de vivre et de son regard émerveillé sur la vie.
«Ce qui frappe d’emblée, c’est que ses tableaux ont une extraordinaire façon d’être là, d’être eux-mêmes, dans le plus simple appareil. Ils sonnent juste. Ils respirent. Ils irradient tranquillement. C’est à chaque fois un petit miracle d’équilibre instable, c’est-à-dire vivant», observe Jean Frémon, le PDG de la Galerie Lelong, qui la représente depuis quelques années.
Etel Adnan a connu le succès avec ses écrits bien avant d’être encensée pour sa peinture. Comme avec son roman Sett Marie-Rose, publié en 1976, réédité en 2010 par les Editions Tamyras et aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature de guerre.
Créer un nouveau monde
Ce n’est qu’à la Documenta de Kassel de 2012, alors qu’elle a 87 ans, que le milieu de l’art découvre, émerveillé, l’oeuvre rayonnante de cette artiste qui n’a jamais cherché à se faire valoir. Depuis, les expositions se sont enchaînées, à la White Cube gallery et à la Serpentine Gallery de Londres, au Whitney de New York, à l’Institut du monde arabe à Paris et au MASS MoCA, le Massachusetts Museum of Contemporary Art. Après son passage remarqué au Centre Paul Klee cet été, elle investira le MoMA de San Francisco.
En 2015, Etel Adnan a publié un petit livre, Le prix que nous ne voulons pas payer pour l’amour (Lelong éditions) dans lequel elle révèle une autre facette de son engagement: l’écologie. Dans ses écrits, cette sage appelle les hommes à «changer radicalement et à créer un nouveau monde» en cessant, en premier lieu, de se comporter comme s’ils ignoraient la nature. «Nous allons survivre ensemble, ou disparaître ensemble. Pour ma part, je crois que l’instinct de vie va prévaloir», conclut cette inaltérable optimiste.
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«Ses tableaux ont une extraordinaire façon d’être là, d’être eux-mêmes, dans le plus simple appareil»
JEAN FRÉMON, GALERIE LELONG
Centre Paul Klee, Berne. Jusq»u’au 7 octobre. www.zpk.org