Prague 1968 raconté par Marcela Salivarova Bideau
1968 est l’année de mes 27 printemps. Le 1er janvier 1968, après six ans d’études de lettres françaises et arabes, je réintègre le monde du travail. Va pour le français, je commencerai comme journaliste dans les émissions en langue française de Radio Prague; dorénavant, je présenterai la revue de presse tous les soirs. Entièrement libre, je ne pointe pas, et je ne chôme pas.
A peine cinq jours après mon arrivée, la première bombe. Je veux dire une nouvelle sensationnelle qui met tout le monde en émoi. Le camarade qui nous préside, Antonin Novotny, démissionne de sa fonction de premier secrétaire du parti communiste. C’est Alexandre Dubcek, un inconnu faisant partie de l’aile «progressiste» du parti, qui est élu à sa place. Et sans plus attendre, il remonte les manches de sa chemise; nous allons réformer notre société, ça sera la Renaissance du socialisme, dans le vrai sens du mot.
Finie, la dictature du prolétariat. Le socialisme sera démocratique, et la démocratie, c’est le débat. Il faut libérer la parole. Sans trop tarder, la censure sera interdite par la loi. On est en février. Alors le pays entier se couvre de meetings. On veut toute la vérité sur la situation économique, l’économie est la source et la solution de notre problème. L’avenir est entre les mains de nos économistes.
On veut toute la vérité sur la répression policière. Le mot d’ordre est: réhabilitation. La radio ouvre ses portes à tout vent. Les retransmissions de meetings ne suffisent plus, le commun du peuple veut monter à la tribune. On découvre le pouvoir magique de la Parole. On se saoule de paroles, on oublie la peur, c’est comme la bouteille de champagne qu’on débouche, on ne peut plus la reboucher.
J’envie mes collègues de la Radio tchécoslovaque. Je me sens si seule, le soir, enfermée dans ce studio manquant d’air, si bien isolé; je parle dans l’éther, autrement dit, dans le vide.
C’est alors que je pars couvrir le Festival de cinéma de Karlovy Vary. Ce festival se tient tous les deux ans en alternance avec celui de Moscou. Son directeur m’attend au Grand Hotel Moskva, anciennement Grandhotel Pupp. Il est grand et beau; même si son intérieur aurait besoin d’un rafraîchissement, les murs gardent encore les vibrations des grands poètes et compositeurs européens.
Le directeur du festival parle français, il présente à nos auditeurs les films, les nouveautés. Le jury officiel est remplacé par trois jurys internationaux. Parmi les films, on parle du favori au Globe de cristal, le cinéaste Jiri Menzel et son film Un été capricieux.
Logiquement, la conversation glisse vers le Festival de Cannes, qui s’interrompt en solidarité avec les événements de Mai 68. Le film de Menzel était en compétition officielle avec deux autres films tchèques, La fête et les invités de Jan Nemec et Au feu, les pompiers! de Milos Forman. Une occasion rêvée pour faire connaître cette nouvelle génération de cinéastes tchèques, de les protéger d’une censure éventuelle. Nous sommes début juin 1968, on entend çà et là des craintes d’une possible intervention étrangère contre la Tchécoslovaquie. Avec leur regard critique sur la société et le pouvoir déliquescent, ces cinéastes paieraient cher leur impertinence…
Personnellement, je partage l’avis du directeur de la Télévision: après la Pologne et la Hongrie, l’URSS se tiendra tranquille. De toute façon, mon avenir est tout tracé, on me propose de travailler dans l’Institut de recherche auprès du Ministère des affaires extérieures; je quitte la Radio.
De retour à Prague, quelques signes de fatigue sont perceptibles. Après des mois d’excitation, de révélations stupéfiantes, de démissions retentissantes, de discours enchanteurs d’une audace verbale inouïe, la lutte se déplace au niveau de l’élaboration des lois, de mesures concrètes, il faut laisser du temps au gouvernement.
Le 27 juin 1968, paraît le Manifeste de 2000 mots de l’écrivain Ludvik Vaculik. «Ce printemps, comme après la guerre, une grande opportunité nous est revenue. Nous avons de nouveau la possibilité de reprendre en main notre destin commun, portant le nom provisoire de socialisme, de lui donner une forme qui corresponde mieux à la réputation et au jugement plutôt positif que nous avions autrefois de nous-mêmes.» Un pavé dans la mare.
Rédigé à l’insu du parti, il appelle à un véritable mouvement civique pour soutenir le gouvernement. A condition que celui-ci respecte son mandat. Le parti communiste prépare un congrès extraordinaire pour élire un nouveau comité central. Les élus doivent avoir le courage, l’honneur et le savoir-faire politique pour s’imposer comme le partenaire égal de nos alliés.
Le Manifeste irrite pourtant les communistes. Le soutien sans précédent qu’il déclenche, avec des milliers de personnes qui le signent, encore davantage. Il paraît au moment où des pressions et des menaces venant de Moscou prennent de l’ampleur et où les tendances d’abandonner le processus de démocratisation commencent à se manifester également dans le parti.
L’été arrive et avec lui les vacances, la tentation de tout laisser tomber. Alors que les adversaires vont se mobiliser pour passer de bonnes vacances de Noël!
Au début de ces réformes, il y a eu le fameux «Eto vache dielo» de Leonid Brejnev lors de sa brève escale à Prague en décembre 1967. «Débrouillez-vous, c’est votre affaire.» Six mois plus tard, pour Brejnev, le Manifeste est la preuve que les communistes à Prague n’ont pas su assumer leur rôle.
Une rencontre au sommet réunit à Bratislava les représentants des six partis communistes et ouvriers. Ils signent la déclaration suivante: «Chaque parti frère est libre de trouver sa solution aux questions de son futur développement socialiste en prenant en considération les spécificités et les conditions du pays.» On est le 3 août 1968. La victoire est grande! On peut partir en vacances tranquille.
La suite de l’histoire, l’invasion de la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août, cette trahison innommable, sera relatée par tous les médias de l’Est et de l’Ouest.
On se saoule de paroles, on oublie la peur, c’est comme la bouteille de champagne qu’on débouche, on ne peut plus la reboucher
P.S.
Le 25 août, les cinéastes tchécoslovaques sont présents à la Mostra de Venise. En conférence de presse, Ivan Passer, cinéaste et scénariste de Forman, s’adresse à ses confrères du monde libre avec l’appel à boycotter les films des pays qui ont participé à l’invasion. Il obtient un écho relatif.
Passer et Forman finiront par émigrer aux Etats-Unis. Le film de Nemec sera interdit. L’écrivain Vaculik ne publiera plus. Menzel continuera à travailler tant bien que mal. Dubcek sera écarté, ainsi que tous les membres du gouvernement, à part le président Svoboda.
Quant à moi, je ne deviendrai jamais une chercheuse en politique étrangère. En septembre, un homme, qui m’avait d’abord poussée par-dessus bord en 1966, impressionné par les images des tanks à Prague, me proposera de partager sa vie. La Tchécoslovaque Marcela Salivarova deviendra Marcela Bideau, Suissesse d’origine genevoise. Elle mettra quelques années à se rassembler.
▅