L’éclipse d’un sorcier du jazz
Son père lui avait dit qu’il était un «Africain né en Amérique». L’immense pianiste de jazz, qui avait donné de nombreux concerts en Suisse, est mort chez lui à Brooklyn. Il avait 92 ans
C’était une figure majeure de la musique afro-américaine, un géant du piano au style unique qui tissait des liens entre l’Afrique et le jazz. Randy Weston s’est éteint à l’âge de 92 ans. Hommage.
Ce n’est pas sa taille qui faisait de lui un géant. Et pourtant, le piano à queue semblait grotesquement sous-dimensionné dès qu’il s’y asseyait; ses très longs doigts pouvaient asseoir une salle entière, sa canne entourloupée d’un serpent. Le baobab fait homme. Randy Weston est mort samedi chez lui, à Brooklyn, Bedford-Stuyvesant, à deux pas exactement de l’endroit où il était né il y a 92 ans. Une vie circulaire pour un nomade enraciné auquel son père avait dit enfant qu’il était un «Africain né en Amérique».
On se souvient de lui dix fois, cent fois, dans les concerts suisses, à Cully, à Lausanne, Zurich, partout où il venait; en 1974 à Montreux, quelques heures après la mort de Duke Ellington, il avait décidé d’improviser le premier solo de toute son existence, une parade funèbre, presque néo-orléanaise, autour de Satin Doll, de Take the A Train. Randy Weston s’inscrivait dans une lignée de transmission, la perpétuation d’un langage qui s’élaborait et dont l’origine, selon lui, était indiscutablement africaine.
Des doigts-métronomes
En 1967, lors d’une tournée organisée par le Département d’Etat américain, Randy Weston avait connu le continent, 40 pays, avec Ed Blackwell, Ray Copeland, dont le Nigeria qui l’avait durablement marqué et avait situé le rythme au coeur de sa conquête: il était un tapageur sur ivoire – pas le genre qui martèle son outil mais dont la pulsation est déjà contenue dans une seule note. Ses doigts-scalpels étaient aussi des doigts-métronomes.
L’année suivante, il s’installe à Tanger. A cette époque, le Maroc devient une destination pour les écrivains de la route et les rockeurs claustrophobes. Randy Weston, qui a déjà sorti en 1961 avec les mots du poète Langston Hughes une ode aux libertés noires (Uhuru Afrika, disque interdit en Afrique du Sud), veut aller plus loin. Il ne s’agit plus d’un Américain qui regarde de loin, avec une condescendance naïve, la terre-mère. Mais d’un pianiste quadragénaire qui retourne à l’école et notamment à celle des confréries soufies gnawas.
Dans les clubs genevois
«J’ignore d’où provient mon son», expliquait-il en 2016 avec sa femme sénégalaise à ses côtés, «c’est un mélange des musiques du Congo que j’ai entendues dans les années 1960, des chants de prisonniers américains, du jazz de Thelonious Monk.» L’Afrique, le blues et Monk dont il tombe amoureux à son retour du Japon où il effectue son service militaire. «Il a remis l’esprit dans la musique», de cette mystique modeste, sans lyrisme excessif, où l’expression prévaut sur toute autre considération. Monk était pour lui l’oméga d’une éthique d’indépendance.
Etrangement, davantage que le Maroc peut-être, c’étaient ses années près de Genève qui lui avaient permis le mieux de développer sa logique des grands ensembles. Il avait vécu à Annecy et fréquentait abondamment dans les années 1970 les clubs genevois et certains musiciens africains dont le Ghanéen Papa Oye McKenzie sur le minibus duquel était peint le slogan: «Le rythme est le secret». Ensemble, ils avaient ajusté les prosodies, repensé le lien sublimé, détricoté, entre l’Afrique et le jazz.
Mieux que n’importe quel autre musicien noir américain obsédé par la question des racines, Randy Weston avait réussi à ne pas succomber au péril de la folklorisation; il arborait des tissus africains, des chapeaux de sage mandingue, des colifichets de toutes espèces, mais sa musique, elle, évitait les pièges de la colorisation et du métissage. Avec l’immense tromboniste et arrangeuse Melba Liston, dès le début de sa carrière, il avait compris le rôle des timbres, la magie du vertical en jazz, il ne se contentait pas de longs défilés modaux, il était la sophistication incarnée.
Un étudiant éternel
Chaque disque de Randy Weston, depuis l’extraordinairement économe Jazz à la Bohemia en 1956 jusqu’aux puissants Saga, Khepera, Spirit des années 1990 qui mêlent la transe du Maghreb à un gospel de stentor, chacun de ses disques ouvrait davantage encore l’horizon. Il était un étudiant éternel, un chercheur sans répit, le fils d’un Panaméen et Jamaïcain, fou de la pensée de Marcus Garvey, pour lequel la négritude était une responsabilité. Il était d’une espèce extrêmement rare de pianiste, ceux dont le son est un monde.
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Le musicien avait réussi à ne pas succomber au péril de la folklorisation