Le Temps

Les ressources génétiques de haute mer, objet de toutes les convoitise­s

- CÉCILE BONTRON

Les zones océaniques situées à distance des côtes suscitent de plus en plus de convoitise­s, notamment en raison des ressources génétiques qu’elles abritent. L’ONU lance mardi les premières négociatio­ns pour améliorer leur gouvernanc­e

Le 4 septembre débuteront à New York les négociatio­ns pour un traité internatio­nal sur la conservati­on et l’utilisatio­n durable de la biodiversi­té en haute mer. Négocié dans le cadre des Nations unies, le nouvel accord doit améliorer la gouvernanc­e des eaux internatio­nales. Quatre séances de négociatio­ns sont prévues jusqu’en 2020.

Nombreux acteurs privés

L’un des grands enjeux de ces discussion­s, auxquelles la Suisse participe, porte sur les ressources génétiques marines. Jusqu’à présent, leur exploitati­on en haute mer ne fait l’objet d’aucune réglementa­tion. Or de nombreux acteurs privés s’y intéressen­t déjà, révèle une étude publiée dans Science Advances en juin dernier.

Cette recherche révèle ainsi que 47% des brevets associés à des séquences génétiques marines ont été déposés par une seule entreprise: le leader allemand de la chimie, BASF. «Nous avons été très surpris par le niveau de concentrat­ion de ce secteur, affirme Jean-Baptiste Jouffray, doctorant en écologie marine à l’Université de Stockholm ayant participé à l’étude. Nous savions qu’il était consolidé car cela coûte une fortune de prélever un échantillo­n, mais pas à ce point.»

L’équipe a travaillé sur 38 millions de séquences génétiques associées à des brevets, dont 12998 issues d’espèces marines. Les brevets ne s’appliquent pas à un gène lui-même, mais à des procédés industriel­s associés à ce gène. Toutefois, la frontière se révèle très mince lorsque l’innovation consiste à utiliser le gène pour reproduire la molécule qu’il synthétise.

Larve de crevette.

«La recherche est réalisée en général sur les protéines, les acides gras, les différente­s molécules que les gènes codent, explique Sophie Arnaud-Haond, chercheuse en biologie marine à l’Institut français de recherche pour l’exploitati­on de la mer. Le panel d’applicatio­ns est assez varié: cela va du biomédical à l’agro-industrie, en passant par la santé environnem­entale…»

Ce sont les micro-organismes qui suscitent le plus d’intérêt: leurs séquences génétiques entrent dans 73% des brevets, alors qu’ils ne représente­nt que 19% des espèces inscrites au registre mondial des espèces marines. «Une part conséquent­e des brevets concerne des organismes en eau profonde, adaptés à des conditions extrêmes de pression et de températur­e», témoigne Jean-Baptiste Jouffray.

A titre d’exemple, le doctorant mentionne une enzyme extraite d’un micro-organisme trouvé dans les abysses de l’Atlantique Nord, qui permet de réguler la viscosité des agrocarbur­ants. Mais aussi une innovation portant sur les acides gras oméga 3. «BASF a isolé la séquence génétique permettant à un micro-organisme de synthétise­r des oméga 3 et l’a introduite dans le code génétique du colza pour obtenir une huile enrichie en oméga 3, commercial­isable en 2020», explique-t-il.

En tout, 221 entreprise­s se partagent 84% des brevets, les université­s ou leurs centres de commercial­isation 12%. Seuls 4% d’entre eux émanent d’organismes gouverneme­ntaux, d’hôpitaux et de centres de recherche à but non lucratif. Et 98% de l’ensemble des brevets ont été déposés par des entités basées dans seulement dix pays. Le marché de la biotechnol­ogie marine devrait atteindre 6,4 milliards de dollars en 2025, selon des experts de l’institut américain Smithers Rapra.

L’un des enjeux des négociatio­ns sur la haute mer est de parvenir à une réelle répartitio­n des bénéfices liés à la brevetisat­ion des ressources. Il existe déjà un système, le Protocole de Nagoya, qui s’applique aux zones économique­s exclusives des pays (jusqu’à 200 milles des côtes). Depuis 2014, il stipule que pays et entités chercheuse­s doivent s’accorder sur le partage des avantages liés à l’utilisatio­n des ressources génétiques.

Contrôles très lourds

Mais si le protocole est «vertueux» pour Sophie ArnaudHaon­d, il souffre de mauvaises applicatio­ns. La traduction dans les systèmes législatif­s des Etats impose des contrôles très lourds, ce qui inhibe la recherche fondamenta­le. «Les personnes qui travaillen­t dans le domaine de la biodiversi­té souffrent d’un fardeau administra­tif titanesque», témoigne la chercheuse.

Elle regrette que la régulation se situe en amont, lors des prélèvemen­ts, plutôt qu’au moment du dépôt du brevet. Autre biais du protocole, des pays en développem­ent n’ont pas encore instauré de régulation, faute de moyens ou de volonté politique. Enfin, la provenance du prélèvemen­t n’est pas obligatoir­e dans le dépôt de brevet.

La haute mer, qui couvre 64% des océans, pourrait bénéficier des leçons de Nagoya. Dans les négociatio­ns qui s’ouvrent, les pays du Sud vont plaider pour un système de partage des bénéfices tirés de la ressource génétique. Et au-delà de l’aspect financier, ils bataillero­nt sur les transferts de compétence­s pour tous, Etats côtiers ou non: la haute mer est un bien commun de l’humanité.

«Le panel d’applicatio­ns va du biomédical à l’agro-industrie, en passant par la santé environnem­entale» SOPHIE ARNAUD-HAOND, CHERCHEUSE À L’INSTITUT FRANÇAIS DE RECHERCHE POUR L’EXPLOITATI­ON DE LA MER

 ?? (BILL CURTSINGER/NATIONAL GEOGRAPHIC/GETTY IMAGES) ??
(BILL CURTSINGER/NATIONAL GEOGRAPHIC/GETTY IMAGES)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland