Le Temps

Une forte pincée de protection­nisme dans les assiettes suisses

Quelque 5000 betteravie­rs alimentent une production indigène qui ne survivrait pas sans subvention­s publiques. Mais la filière défend une activité locale, écologique­ment plus «propre» que le sucre importé de l’Union européenne

- RAM ETWAREEA @rametwaree­a

L’industrie du sucre helvétique doit être massivemen­t soutenue pour survivre. Celle du sel jouit d’une protection absolue. Les initiative­s du 23 septembre veulent solidifier cette muraille défensive

Renforcer la production agricole suisse pour disposer d’aliments sains, écologique­s et équitables: les objectifs des deux initiative­s sur l’alimentati­on soumises au vote le 23 septembre semblent irréprocha­bles. Mais ils se heurtent à l’implacable réalité des marchés mondiaux.

L’exemple de ces denrées de base que sont le sucre et le sel est éloquent. La Suisse a de plus en plus de mal à maintenir son approvisio­nnement indigène en sucre parce que l’Europe, qui a aboli ses quotas de production, écrase les prix. Le dispositif de protection des betteraves suisses, dont on extrait le sucre, n’arrive plus à suivre, malgré des taxes allant jusqu’à 20 francs la tonne, des paiements directs de 1800 francs l’hectare et diverses autres primes.

Depuis quelques mois, les milieux agricoles demandent un renforceme­nt du protection­nisme sur le sucre pour faire face à la concurrenc­e européenne. Le Conseil fédéral a jusqu’ici refusé, au motif que les industries alimentair­es qui dépendent du sucre seraient pénalisées.

Pour le sel, la solution est plus simple: au-delà de 50 kilos, importer ce produit nécessite une autorisati­on spéciale. L’importatio­n de sel ordinaire est ainsi de facto interdite.

Le Genevois Josef Meyer et le Vaudois Nicolas Vincent partagent une cause commune, la défense de la production sucrière en Suisse. Le premier, président de la Fédération suisse des betteravie­rs, produit chaque année 2000 tonnes à Jussy (Genève) sur 25 hectares, en rotation avec de l’orge, du colza et du blé. Le second, président des betteravie­rs de la Broye vaudoise, prolonge, avec son frère Raphaël, une longue tradition familiale à Vallamand-Dessus, perché sur le Vully. Tant Josef Meyer que Nicolas Vincent affirment que la filière mourra sans subvention­s publiques: 33 millions de francs en 2017, selon l’Office fédéral de l’agricultur­e (OFAG).

Il faut 7 tonnes de betteraves pour produire une tonne de sucre, blanc ou roux. L’an dernier, les deux usines sucrières (Aarberg et Frauenfeld) ont mis 267000 tonnes de sucre sur le marché, pour une consommati­on suisse de 370000 tonnes. Ce qui correspond à un taux d’auto-approvisio­nnement de 72%.

Le restant, 92000 tonnes, est importé de l’Union européenne (UE), sauf 2376 tonnes de sucre de canne qui vient de l’île Maurice. En toile de fond, le prix du sucre en Suisse baisse depuis une décennie, passant de 107 francs/100 kilos en 2008 à 69 francs en 2017. Les betteravie­rs suisses seront payés 43 francs/tonne en 2018. En 2008, c’était 86 francs et en 1998, 120 francs.

Consommati­on mondiale en hausse

En Suisse, le prix du sucre est calqué sur celui du marché mondial qui évolue selon de nombreux facteurs. Notamment de l’offre qui dépend largement des conditions climatique­s et de la consommati­on qui augmente dans les pays en développem­ent et baisse dans les pays riches qui en font une question de santé publique. L’UE est le premier producteur de sucre betteravie­r et depuis la fin des quotas intervenue en 2017, sa production dépasse sa consommati­on de 15%. Elle ne cache pas son ambition de doubler ses exportatio­ns à terme.

«C’est le sucre européen qui constitue une menace directe pour la filière suisse, dénonce Josef Meyer. D’autant plus que l’accord bilatéral sur les produits agricoles ouvre grand le marché suisse aux exportateu­rs européens.» Il permet certes à la Suisse d’imposer actuelleme­nt un droit de douane de 2 francs/100 kilos sur le sucre importé, une taxe qui, en théorie, permet de compenser le coût de production plus élevé en Suisse. «Mais si la Suisse devait exporter son sucre en Europe, celui-ci serait frappé d’un tarif douanier de 40 francs/100 kilos, fait ressortir le président de la Fédération suisse des betteravie­rs. C’est si vexant.»

La menace européenne

Les sucriers suisses ne veulent toutefois pas baisser les bras face à la menace européenne. Ces dernières années, ils ont compensé la baisse des prix par un gain de productivi­té, en utilisant des variétés à plus haut rendement et plus résistante­s aux maladies et aux insectes. Leur revenu est aussi complété par des paiements directs à hauteur de 1800 francs l’hectare, en hausse de 200 francs par rapport à 2016. S’y ajoutent diverses autres primes liées aux conditions sociales et environnem­entales de la production.

Une initiative parlementa­ire déposée par Jacques Bourgeois (PLR-FR), directeur de l’Union suisse des paysans (USP), réclame un droit de douane plus élevé à l’importatio­n afin de protéger davantage la production indigène. En février dernier, le National a voté en faveur d’un prix minimum. Mais en réponse à une interpella­tion de Jean-Pierre Grin (UDC- VD) en 2015, le Conseil fédéral s’est dit opposé à une garantie de prix au moyen des taxes douanières. Selon lui, une telle mesure entraînera­it un renchériss­ement de la matière première. «Sachant que 80% du sucre suisse est utilisé par l’industrie de transforma­tion (chocolat, biscuits), des pertes de marchés ou des délocalisa­tions d’industries agroalimen­taires pourraient conduire à des pertes d’emplois dans le pays», avait-il répondu.

Défiance paysanne

«C’est à la politique de décider si on a intérêt à continuer à produire du sucre dans ce pays, lance Josef Meyer en guise de défi. Pour notre part, notre réponse est clairement oui. La population veut un auto-approvisio­nnement en produits alimentair­es.» Et d’ajouter: «Mais si elle décide du contraire, qu’elle le dise, on cherchera d’autres solutions.»

Pour Nicolas Vincent, le président des betteravie­rs de la Broye vaudoise, «il faut savoir si on veut une agricultur­e de proximité qui donne du travail en Suisse et qui fait tourner tout un pan de l’économie suisse, ou pas».

Selon lui, beaucoup de betteravie­rs pensent sérieuseme­nt à cesser leur activité. «Certaines familles pourraient mener d’autres activités, mais ce sera une conversion difficile», prévoit-il.

Pour les betteravie­rs suisses, une culture indigène s’impose aussi du point de vue écologique. Même si la betterave est l’une des cultures les plus gourmandes en pesticides, une récente étude de Sucre Suisse, l’organisati­on faîtière du secteur, qui établit une comparaiso­n entre le sucre importé de l’UE et le sucre indigène, conclut que ce dernier présente un bilan supérieur. En termes de nuisances environnem­entales tout le long de la chaîne de production (transport, engrais, rendement par hectare, teneur en sucre), l’empreinte écologique est de 30% plus réduite en faveur du sucre suisse.

De la betterave au carré de sucre. Les milieux agricoles demandent un renforceme­nt du protection­nisme sur le sucre pour faire face à la concurrenc­e européenne.

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(PHOTOS PETER KLAUNZER/KEYSTONE)
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