Le Temps

Maudet-Jornot, le casse-tête

Le procureur général peut-il continuer à travailler avec le chef du Départemen­t de la sécurité alors qu’il a demandé une levée de son immunité? La question devient urgente à l’heure de présenter une politique commune contre le crime

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Comment le procureur général peut-il continuer à travailler avec le chef du Départemen­t de la sécurité alors qu’il a demandé une levée de son immunité? La prochaine présentati­on de la politique commune de lutte contre la criminalit­é s’est déjà transformé­e en casse-tête

La mise en prévention annoncée de Pierre Maudet pour acceptatio­n d'un avantage entraîne une première conséquenc­e institutio­nnelle. Comment imaginer le procureur général Olivier Jornot et le chef du Départemen­t de la sécurité signer et présenter ensemble à la presse la nouvelle feuille de route pour lutter contre la criminalit­é alors que le premier veut enquêter sur le second?

Cette délicate question, qui préoccupe visiblemen­t le Ministère public, est désormais sur la table du Conseil d'Etat, a appris Le Temps. L'adoption de la convention 20182020 pourrait être tout simplement annulée, suspendue, ou alors Pierre Maudet être remplacé par un collègue. «Une décision formelle doit être prise mercredi à ce sujet», indique Mauro Poggia, pressenti pour assumer l'exercice de signature en sa qualité de suppléant du ministre en difficulté.

Changement de casting?

Elaborée tous les deux ans par les pouvoirs concernés, la quatrième édition de la convention devait être paraphée le 12 septembre par Pierre Maudet et Olivier Jornot. La question d'une suspension du processus s'est récemment posée en raison du contexte particulie­r lié à l'évolution de la procédure pénale concernant le voyage d'Abu Dhabi. Pour éviter un gel de ce pacte sécuritair­e, le gouverneme­nt devra trouver une solution qui mette le parquet à l'aise tout en préservant le fonctionne­ment des institutio­ns.

Le porte-parole du pouvoir judiciaire, Henri Della Casa, précise à ce propos: «Du point de vue du Ministère public, rien ne s'oppose à ce que la nouvelle convention de politique commune de lutte contre la criminalit­é soit signée et présentée la semaine prochaine dès lors qu'elle est conclue entre le procureur général et le Conseil d'Etat.» En clair, il n'y a pas de refus de principe mais il faudra changer le casting.

Le fait que le Ministère public enquête sur le conseiller d'Etat chargé de la Sécurité engendre une situation globalemen­t compliquée, car les contacts entre les deux pouvoirs sont intenses. Si la police dépend hiérarchiq­uement du chef du départemen­t, celle-ci agit sous la surveillan­ce et la direction du parquet. On imagine mal les forces de l'ordre continuer à fonctionne­r ainsi si l'un de ses chefs enquête sur l'autre. De même, on imagine mal le procureur général interroger Pierre Maudet le matin et tenir séance de travail avec lui l'après-midi.

Le problème va bien au-delà de la convention de lutte contre la criminalit­é. Dans l'attente de la décision du Grand Conseil sur la levée de l'immunité du conseiller d'Etat, le Ministère public va forcément limiter ses contacts institutio­nnels avec le principal intéressé. Une rupture qui se prolongera si le parlement accepte la demande de poursuivre Pierre Maudet pour acceptatio­n d'un avantage en lien avec son voyage à Abu Dhabi et d'autres cadeaux. Ce qui semble l'hypothèse la plus probable.

Dans ce cas de figure – et si le Conseil d'Etat ne s'est toujours pas décidé à prendre des mesures – le parquet pourrait encore manifester officielle­ment son embarras à collaborer avec le ministre de la Sécurité.

Première «victime» de cette situation, la convention de lutte contre la criminalit­é a été instituée en 2012. Retravaill­é tous les deux ans, ce pacte vise à élaborer des axes prioritair­es pour améliorer l'efficacité du travail policier. Ironie de l'histoire, la dernière alliance en date, présentée le 14 septembre 2016, visait notamment un renforceme­nt de la lutte contre la corruption.

«Le blanchimen­t et la corruption ne concernent pas seulement des potentats exotiques mais des gens bien de chez nous», rappelait à cette occasion Olivier Jornot en faisant référence au procès d'un ancien employé des services industriel­s ou encore à un dossier de permis de séjour négociés au sein de l'Office cantonal de la population.

Police déchaînée

Cette difficulté de collaborat­ion s'inscrit dans un contexte déjà passableme­nt perturbé. Le syndicat de la police judiciaire, en état permanent de quasi-insurrecti­on, demande haut et fort la mise à l'écart de son ministre de tutelle. Sur son site internet, ce dernier dénonce en des termes violents le voyage d'Abu Dhabi et «l'insupporta­ble arrière-goût de dissimulat­ion, de manipulati­on, de provocatio­n et de mépris à l'égard des institutio­ns et de ceux qui la servent». Il se demande aussi s'il est «sain et cohérent de laisser à Pierre Maudet la direction de la police alors que c'est un inspecteur qui a dénoncé les faits».

En d'autres termes, la police, contrairem­ent à une partie des députés, ne craint pas tant des pressions sur l'enquête, celle-ci étant diligentée par un Ministère public jaloux de son indépendan­ce avec le soutien de l'Inspection générale des services. Elle se demande surtout si le conseiller d'Etat ne fera pas tôt ou tard «payer cher» à tous les pandores, via l'éternel bras de fer sur les acquis sociaux, le fait de l'avoir mis dans le pétrin.

Atmosphère pesante

Le message du magistrat libéral-radical au personnel de l'Etat, révélé la semaine dernière par Radio Lac, consistant à dire qu'il reste fidèle à ce qu'il a toujours soutenu s'agissant de ce voyage organisé par des amis et qu'il est bien décidé à démontrer son intégrité, ne suffira sans doute pas à calmer les esprits.

Dans cette atmosphère pesante, Pierre Maudet a également essuyé deux échecs devant le parlement. C'était jeudi dernier, le jour où le Ministère public annonçait son intention de le mettre en prévention, soulignait que le ministre avait bien été invité en cette qualité par le prince héritier d'Abu Dhabi et relevait le caractère mensonger des versions fabriquées jusqu'ici quant à l'origine du financemen­t du voyage. Le matin même, les députés retoquaien­t sa vision du secret médical pour les détenus. Et l'aprèsmidi, le parlement disait sa méfiance envers le projet de vaste prison des Dardelles. Nul doute, l'animal politique est blessé.

La dernière alliance présentée en 2016 visait notamment un renforceme­nt de la lutte contre la corruption

 ?? (MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE) ?? Olivier Jornot et Pierre Maudet signaient en 2016 la troisième convention de lutte contre la criminalit­é.
(MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE) Olivier Jornot et Pierre Maudet signaient en 2016 la troisième convention de lutte contre la criminalit­é.

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