Sur Facebook, la haine immodérée des Rohingyas
Le réseau social tente de reprendre la main sur des contenus haineux en Birmanie, mais ses algorithmes de contrôle fonctionnent mal, aboutissant parfois à censurer les discours antiracistes
«Dès qu’ils voient un dessin sur les Rohingyas, ils font un signalement. Ils se mettent à plusieurs, et la loi du nombre, ainsi que les algorithmes de Facebook font le reste, la publication est suspendue.»
Stephff est dessinateur de presse. Installé à Bangkok depuis trente ans, le Français, dessinateur attitré de The Nation, le quotidien anglophone de Thaïlande depuis quinze ans, et collaborateur de nombreux autres titres dans le monde dont Courrier international, n’en est pas revenu de voir, jeudi dernier, un de ses dessins censurés sur sa page Facebook professionnelle. On y voyait une planète interloquée à la vue d’un personnage bicéphale, un Janus composé d’une Birmane au sourire paisible et d’un ogre aux dents longues dévorant un Rohingya: façon de dénoncer la ministre des Affaires étrangères et conseillère d’Etat Aung San Suu-Kyi, ex-icône des partisans de la démocratie en Birmanie, qui n’a jamais élevé la voix contre la chasse lancée contre cette minorité de son pays.
«J’avais enfreint leurs règles, disait le message. Mais quelles règles? Et je n’avais aucun moyen de contester.» Ni une ni deux, le dessinateur envoie une lettre ouverte à Mark Zuckerberg, diffusée sur Facebook, entre autres, et amplement relayée par ses contacts: «On ne peut pas déplorer un génocide en train de se produire parce que des internautes ultranationalistes se plaignent auprès de Facebook? Et tous ces racistes birmans qui se répandent en insultes sur ma page à chaque fois que je fais un dessin sur la tragédie des Rohingyas? Pourquoi vous n’employez pas de vraies personnes pour décider si un dessin est raciste ou, au contraire, s’il combat le racisme?»
Surtout, le dessinateur active son réseau. Human Rights Watch, Reporters sans frontières. RSF a depuis deux mois un bureau à San Francisco qui entretient des contacts au sein même des Big Techs de la Silicon Valley. Une douzaine d’heures plus tard, le dessin est rétabli. Le dessinateur reçoit même un mail d’excuses d’un des responsables du réseau en Thaïlande. Un autre dessin de Stephff qui critiquait le rôle de Facebook dans la tragédie des Rohingyas est aussi brièvement suspendu – rétabli une heure après.
Un décalage «sidérant»
Si Facebook a réagi rapidement, c’est que même l’ONU l’accuse d’avoir propagé la haine des Rohingyas, au point que le réseau a suspendu plusieurs comptes de hauts gradés la semaine dernière. Il s’est aussi expliqué, sur son blog, sur ses moyens d’action en Birmanie, expliquant que le pays, qui a longtemps vécu en autarcie, n’appliquait pas le langage standard universel de l’Unicode, ce qui rendait difficile l’accès à toutes les fonctionnalités, que les algorithmes de détection allaient être améliorés et que les modérateurs de langue birmane allaient passer de 60 à 100 d’ici à la fin de l’année.
«Ils sont davantage à l’écoute, maintenant, explique Daniel Bastard, le responsable Asie pour RSF. On a été très critique envers eux. On pourrait comparer le rôle de Facebook en Birmanie à celui de la radio des Mille collines au Rwanda» – Mille collines, cette radio qui joua un rôle déterminant dans le génocide des Tutsis en 1994.
Car Facebook, c’est internet, pour les Birmans. 85% du trafic internet passe par le réseau social. Or, se désole Stephff, «il n’y a pas de politiquement correct. C’est sidérant, le décalage. On est tombé des nues.» Le dessinateur travaillait jadis pour Irrawady, le média de la Ligue nationale de la démocratie d’Aung San Suu-Kyi qui luttait pour une transition pacifique. «Mais elle ne fait rien, ne dénonce rien.» La collaboration fait désormais partie du passé.
«Même Aung San Suu-Kyi ne prononce jamais le mot de Rohingyas, reprend Daniel Bastard, la question est taboue en Birmanie, les voix les plus critiques parlent au mieux de «musulmans». Il y a une sorte de novlangue là-bas, le génocide n’existe pas. La BBC a quitté la Birmanie parce qu’elle refusait cette censure.» Le pays a pourtant connu un boom de la presse lors de l’ouverture du pays, dans les années 2010, avant un nouveau durcissement. Aujourd’hui, les journalistes qui évoquent le martyre des Rohingyas sont insultés et harcelés. Le pays arrive en 137e position sur 180 dans le classement RSF de la liberté de la presse.
La Birmanie n’est pas le seul pays de la région où les réseaux sociaux sont devenus hors contrôle. Des armées de trolls sévissent sur Twitter en Inde. Au Sri Lanka, les bouddhistes s’en prennent aux commerçants musulmans. «J’ai peur que Facebook soit maintenant devenu une bête», avait déclaré en mars Yanghee Lee, le rapporteur spécial des Nations unies sur la Birmanie.
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