Le Temps

Le rebond du charbon profite aux traders suisses

MATIÈRES PREMIÈRES Rejetée par nombre d’investisse­urs, la plus nocive des énergies fossiles reste très profitable. Les traders suisses, qui en négocient des centaines de millions de tonnes, lui donnent encore bien quarante ou cinquante années de vie

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ @ AdriaBudry

La plus polluante des énergies fossiles reste incroyable­ment profitable. Des sociétés suisses tiennent le haut du pavé dans ce commerce riche en CO2

Le chiffre est inédit. Chaque année, les traders suisses négocient pour 466,73 millions de tonnes de charbon, sur les quelque 1400 millions de tonnes

exportées dans le monde. C’est ce qui ressort d’une étude commandée par l’Office fédéral de l’environnem­ent et non encore publiée.

Selon ce rapport, l’empreinte environnem­entale globale des matières premières négociées en Suisse représente­rait 19 fois celle de la consommati­on locale.

Pour les gaz à effet de serre, le ratio est de 11 contre 1. Le négoce du charbon en est le deuxième responsabl­e, juste après celui du pétrole brut.

Chez le géant zougois Glencore, le charbon sera sans doute la matière première la plus profitable cette année, avec 2 milliards de revenus sur le premier

semestre. En mai dernier, son patron, Ivan Glasenberg, revendiqua­it une marge de 32 dollars par tonne, soit près de 37%. De quoi désespérer les défenseurs de l’environnem­ent et du climat, qui désignent le charbon comme le plus gros contribute­ur au réchauffem­ent de la planète.

Vue d’en haut, la terre de la Hunter Valley semble couverte de cicatrices. Dans les nombreux puits de cette mine à ciel ouvert de l’est de l’Australie, les pelleteuse­s creusent sans relâche à la recherche de roche fossile. L’exploitant, le congloméra­t chinois Yancoal, évoque sur son site une équipe de près de 1000 employés se relayant pour assurer une activité 24 heures sur 24, 7 jours sur7. Le charbon ne dort jamais.

Les préoccupat­ions écologique­s n’y auront rien changé. Vu d’Europe de l’Ouest, le charbon semble venir d’un autre âge. Sur le plan mondial, il reste pourtant l’énergie la plus utilisée pour produire de l’électricit­é. Malgré quelques années de déclin, il représente toujours 38,1% du mix énergétiqu­e mondial en 2018. Soit le même niveau qu’il y a vingt ans, selon le rapport 2018 du pétrolier BP sur l’énergie mondiale. Et la demande devrait suivre la croissance chinoise.

Matière première d’avenir

Le charbon a un futur, Glencore en est convaincu. Le géant du négoce et de l’extraction basé à Baar (ZG) s’était lancé en 2017 dans une surenchère à coups de milliards de dollars pour racheter les mines australien­nes de Rio Tinto. Il a fini par mettre 1,1 milliard de dollars pour prendre 49% des parts de Hunter Valley Operations, afin de former une coentrepri­se avec son ancien concurrent Yancoal. L’expansion ne s’arrête pas là. Glencore a aussi consolidé sa position en s’offrant, pour 1,7 milliard de dollars, la mine Hail Creek, dans le Queensland australien, qui appartenai­t auparavant à Rio Tinto.

Le directeur du négociant, Ivan Glasenberg, se plaît, lors de chacune de ses prises de parole, à digresser sur ses investisse­ments indirects dans la mobilité durable via l’extraction de cuivre et de cobalt des batteries électrique­s. Mais c’est bien le charbon qui est en passe de devenir le principal vecteur de croissance de la multinatio­nale des matières premières: 2 milliards sur les 8,3 de revenus sur le premier semestre de l’année.

Lors d’une réunion d’actionnair­es en mai dernier, Ivan Glasenberg revendiqua­it une marge de 32 dollars par tonne de charbon. Au cours actuel de la tonne, 95 dollars (deux fois plus qu’il y a deux ans), cela représente une marge de près de 37%. «Historique­ment, le secteur n’avait besoin que de 8% pour être durable», met en perspectiv­e Paul Gait, analyste chez Bernstein.

Paradoxale­ment, les campagnes environnem­entales ont leur responsabi­lité dans ce retour en grâce du charbon. Certes, la pression sur les investisse­urs occidentau­x a fonctionné. Royal Bank of Scotland et Deutsche Bank ont notamment arrêté d’octroyer des crédits pour la constructi­on de nouvelles mines et, globalemen­t, les investisse­ments ont chuté de 10 milliards de dollars par an à 2,2 milliards sur les six dernières années, selon le groupe financier Citi.

Mais, en même temps, la demande pour les fondamenta­ux continue de progresser et le cours de la plus nocive des énergies fossiles a pris l’ascenseur. Et d’autres sont ravis d’occuper la place de ceux qui quittent le marché. «Au lieu de mener une quête théologiqu­e, ceux qui s’opposent au charbon devraient faire de l’économie», critique Paul Gait, qui souhaitera­it voir plus d’investisse­ment dans les technologi­es de capture et de stockage du dioxyde de carbone. «Les actions actuelles reviennent à dire aux gens qui sont pauvres qu’ils doivent le rester», ironise-t-il.

Poussée par les pays émergents d’Asie et d’Afrique, la demande de charbon devrait continuer à croître jusqu’en 2040, selon la major pétrolière BP. Aux EtatsUnis, les ambitions trumpienne­s de dérégulati­on du secteur ont porté les actions de groupes comme Peabody Energy (+37% sur les douze derniers mois).

Volte-face chinoise

Pourtant, même la Chine – plus gros consommate­ur mondial avec 4 milliards de tonnes par an – a mis un frein à la production domestique de charbon. Le gouverneme­nt a mis en place un programme visant à fermer les moins efficiente­s de ses quelque 2689 mines de charbon. Une volte-face pour un pays qui lançait, il y a trois ans à peine, deux chantiers par semaine, selon un rapport de l’ONG, Carbon Tracker Initiative. Il faudra pourtant bien extraire le charbon nécessaire, à près de 65%, au mix énergétiqu­e du pays.

«Le marché est à une bifurcatio­n», souligne Olivia Markham, gestionnai­re de portefeuil­le chez BlackRock World Mining Trust, citée par le Financial Times. «La pression des investisse­urs va continuer à s’accentuer. Mais si vous avez un produit de bonne qualité, le charbon est un bon secteur d’investisse­ment.»

Le coût environnem­ental des traders

Les traders suisses l’ont bien compris. Outre Glencore, les grands noms du secteur, Trafigura, Vitol, Gunvor ou Mercuria sont tous actifs dans le charbon. Chaque année, ils négocient pour 466,73 millions de tonnes de charbon, sur les 1400 millions de tonnes exportées dans le monde.

Selon une étude commandée par l’Office fédéral de l’environnem­ent, l’empreinte environnem­entale globale des matières premières négociées en Suisse représente­rait 19 fois celle de la consommati­on locale. Pour les gaz à effet de serre, le ratio est de 11 sur 1. Le négoce du charbon en est le deuxième responsabl­e, juste après celui du pétrole brut.

«La pression des investisse­urs va continuer à s’accentuer. Mais si vous avez un produit de bonne qualité, le charbon est un bon secteur d’investisse­ment» OLIVIA MARKHAM, GESTIONNAI­RE DE PORTEFEUIL­LES CHEZ BLACKROCK WORLD MINING TRUST

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(KEVIN FRAYER/GETTY IMAGES) Poussée par les pays émergents d’Asie et d’Afrique, la demande de charbon devrait continuer à croître jusqu’en 2040, selon la major pétrolière BP.

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