Le Temps

L’effondreme­nt moral des conservate­urs américains

- FRÉDÉRIC KOLLER JOURNALIST­E

Comme responsabl­e des pages Débats du Temps, je me pose forcément la question: qu’aurais-je fait à la place de mon collègue du New York Times? James Dao doit se justifier depuis deux jours pour avoir publié une tribune anonyme signée d’un «haut responsabl­e de l’administra­tion» américaine expliquant que son président agit au détriment de «la santé de la République». L’auteur – connu de la rédaction – explique qu’il y aurait en fait deux pouvoirs, celui de la présidence et celui d’une administra­tion entrée en «résistance» face à un Trump qualifié de «mesquin», «inefficace», «erratique» et «amoral».

Ma première réaction aurait sans doute été négative: comment publier l’opinion de quelqu’un qui n’a pas le courage de l’assumer? Si cette personne possède des informatio­ns d’intérêt public justifiant l’anonymat – pratique communémen­t acceptée en journalism­e au nom de la protection des sources – je l’aurais renvoyée vers un collègue de la rédaction pour effectuer le travail d’enquête et de mise en contexte de ces révélation­s. James Dao sait évidemment tout cela. Il a pourtant fait – avec sa hiérarchie – le choix de publier. Injustifia­ble, comme l’affirment Trump et une bonne partie de la presse américaine?

La réponse tient là encore au contexte. Et à la réflexion, j’aurais peut-être agi comme James Dao. Non pas que les codes anciens ne soient plus valables. Mais il faut bien reconnaîtr­e que la présidence Trump est extraordin­aire. Tout comme ce que dit ce «haut responsabl­e de l’administra­tion» et la façon de le faire savoir. Son témoignage sur un président décrit comme incompéten­t par ses propres conseiller­s s’ajoute à de nombreux

A la réflexion, j’aurais peut-être agi comme James Dao

autres. La différence est qu’il est livré par un homme en fonction qui en appelle à stopper de l’intérieur – une procédure de destitutio­n aurait été envisagée – un président qui menace de détruire les institutio­ns américaine­s. Rien de moins.

Car soyons précis, ce n’est pas la politique de Donald qui est au premier chef remise en question, son protection­nisme, son nationalis­me ou son racisme, encore moins sa politique pro-business. Ce programme d’une «Amérique d’abord» a été plébiscité par les urnes. Le danger, c’est la façon d’y parvenir, Donald Trump étant prêt à sacrifier les institutio­ns pour cela. Ses attaques contre la justice et la presse ou ses menaces contre le Congrès et les alliés démocratiq­ues des EtatsUnis en sont autant de preuves.

Cette tribune témoigne pourtant davantage de la lâcheté ordinaire de l’entourage du président que d’un quelconque courage d’un agent de l’Etat transformé en lanceur d’alerte. S’il était conséquent, ce haut fonctionna­ire devait démissionn­er et témoigner publiqueme­nt. C’était la seule façon de résister et de changer cette présidence. Ce texte – et c’est là la vraie bonne raison de le publier – est en définitive très représenta­tif de ce qui se passe aujourd’hui dans le camp conservate­ur américain. Beaucoup conviennen­t que la personnali­té de Donald Trump est incompatib­le avec la fonction de président (James Mattis, ministre de la Défense, décrit son comporteme­nt comme celui d’un enfant de 10 à 11 ans, selon le livre-témoignage de Bob Woodward). Mais personne au Parti républicai­n n’ose sortir du bois – sauf John McCain, qu’on vient d’enterrer.

L’avilisseme­nt du discours politique aux Etats-Unis du fait de la parole présidenti­elle et de ses mensonges quotidiens s’est ainsi accompagné d’un effondreme­nt moral du Parti républicai­n. On peut douter que cet «op-ed» y change quoi que ce soit.

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