Absence de mémoire
Comment Johann Schneider-Ammann et Ignazio Cassis ont-ils gaspillé ce qui leur restait de confiance auprès des syndicats et de la gauche? Par absence de stratégie, manque d’anticipation et une certaine négligence envers le monde du travail. Les deux ministres en charge du dossier européen ont ainsi perdu le soutien du PS et des forces syndicales dans le bras de fer avec Bruxelles sur les mesures d’accompagnement à la libre circulation. Sans cette base électorale, aucun accord ne passera le cap d’une votation populaire.
Comment peut-on paraître surpris? Elus politiques et commentateurs devraient fréquenter un peu plus souvent, en observateurs, les assemblées syndicales. Ou prendre le train des horlogers du côté de Granges et Bienne. Ils y constateraient l’étendue des ressentiments. Pressions sur les salaires, sous-enchères, multiplication des faux indépendants, concurrence des frontaliers, voilà ce qui nourrit les frustrations.
Les avertissements n’ont pas manqué. Avant la visite de Micheline Calmy-Rey à Bruxelles, en février 2011, Paul Rechsteiner, président de l’USS, avait mis en garde. «Pas question d’accepter
la moindre concession, alors que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) se développe de manière catastrophique pour les salariés», prévenait-il. En octobre 2013, le président du PS, Christian Levrat, avait eu fort à batailler pour arracher un soutien des délégués à l’élargissement de la libre circulation à la Croatie. L’aile syndicale était particulièrement remontée contre une extension sans garanties. Comment la gauche parviendra-t-elle à renverser l’euroscepticisme qui monte en son sein? s’interrogeait alors l’éditorial du Temps (LT du 28.10.2013). «Ce n’est pas le PS qu’il faut convaincre du bien-fondé de la libre circulation, mais le peuple», rétorquait alors Christian Levrat. D’où la tentation des socialistes, aujourd’hui, de tout bloquer. De peur que ne se renforce le courant en faveur de l’initiative de l’UDC «Le droit suisse au lieu de juges étrangers», en novembre. Car 60% des travailleurs diplômés et 70% des non qualifiés avaient déjà voté en faveur de l’initiative «Contre l’immigration de masse» en 2014, selon l’analyse Vox.
Avec sa politique flottante au gré de tous les courants, Berne n’a une fois de plus rien vu venir. Rien anticipé. Retenu aucune leçon de la votation «contre l’immigration
de masse»: un vote populaire ne se gagne pas avec quelques arguments. C’est le climat qu’il faut changer. Berne semble surpris par les exigences de Bruxelles. Or chacun sait depuis longtemps que les mesures d’accompagnement risquent de tout bloquer. Pourquoi dès lors le dialogue ne s’est-il pas instauré dès l’an dernier avec les organisations concernées? Sans stratégie, sans propositions concrètes, Johann Schneider-Ammann a soudain brusqué les syndicats. Leur proposant de discuter d’un aménagement «susceptible par ailleurs de passer le cap d’une éventuelle appréciation de la part de la CJUE». Une déclaration de guerre. Il savait pourtant que le milieu syndical nourrit une profonde méfiance face à l’orientation de la jurisprudence européenne. De plus, pour les syndicats, engagés dans de difficiles négociations pour le renouvellement des conventions collectives du bâtiment et des CFF, reculer aurait constitué un dangereux aveu de faiblesse. On peut douter que Johann Schneider-Ammann et Ignazio Cassis souhaitent vraiment un accord avec l’UE.
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