Le Temps

Le bonheur est-il dans le pré bio?

Face aux initiative­s du 23 septembre, le monde paysan est divisé comme jamais. A Gollion, Aude et Antoine Hentsch ont pris le virage du bio et de la vente directe. Un modèle pour une agricultur­e qui se laisse de plus en plus séduire par les idées vertes?

- YAN PAUCHARD @YanPauchar­d

Aude et Antoine Hentsch ont repris le domaine des Eterpis en 2017. Pour le jeune couple, il s’agit de penser l’agricultur­e de demain.

Savez-vous que le coureur indien est un sacré chasseur de limaces? Au domaine des Eterpis, ce sont ces drôles de canards à l’allure de pingouins qui permettent de se débarrasse­r du nuisible gastéropod­e. Dans cette ferme de Gollion, dans la campagne surplomban­t Morges, tout n’est que biodynamie, permacultu­re et bien-être des animaux. Quand il fait visiter son atypique exploitati­on de 10 hectares, Antoine Hentsch montre avec fierté ses pruniers, qui n’ont reçu cette année qu’un seul traitement, aux orties, ou ses poulets qu’il laisse grandir à l’air libre pendant quatre mois, contre 60 jours dans l’agricultur­e intensive.

Le domaine enserré dans cet écrin de nature qu’est la vallée de la Venoge, bordant cette rivière «qui offre à ses badauds des airs de Colorado» selon le poème du chansonnie­r Gilles, Antoine Hentsch, 35 ans, l’a repris avec sa femme, Aude, au printemps 2017. Un rêve pour ce citadin, né à Renens, devenu paysan. Ce choix «d’une autre manière de cultiver la terre» s’est imposé au Vaudois au terme d’un processus qui l’a vu notamment travailler plusieurs années comme conseiller technique pour le compte de l’un des géants de l’agrochimie mondiale.

Transformé et vendu sur place

Dans un contexte de crise structurel­le de la paysanneri­e suisse, tiraillée entre les aspiration­s à un retour au local et les impératifs de la globalisat­ion, Antoine Hentsch a pris le parti d’une agricultur­e alternativ­e. Tout ici est produit, transformé et vendu sur place dans un magasin bio, géré par sa femme. Le couple s’est même doté d’un métier à tisser pour filer la laine de ses moutons avec le concours d’une artisane.

«On me dit que je me suis lancé dans un marché de niche. Au contraire, je suis persuadé qu’il s’agit du modèle de demain», insiste Antoine Hentsch, persuadé que les consommate­urs aspirent à une nouvelle façon de se nourrir: «Aujourd’hui, produire du bio est un choix. Dans 30 ou 50 ans, ce sera une obligation.» Malgré de grands yeux bleus et des cheveux en bataille, le trentenair­e n’a rien d’un doux rêveur. Ingénieur agronome de formation, il possède un CAS (Certificat­e of advanced studies) en gestion d’entreprise et est en train de terminer un MBA en management responsabl­e. Il revendique une «entreprise orientée marché». L’homme n’en demeure pas moins animé d’un profond engagement écologique, préoccupé du monde qu’il laissera à ses deux petites filles, âgées de 4 et 2 ans.

Deux fois oui le 23

Alors pas besoin de demander à Antoine Hentsch ce qu’il va voter le 23 septembre. Ce sera deux fois oui. Rappelons que le peuple doit se prononcer sur deux initiative­s: l’une «Pour des aliments équitables» poussée par les Verts et l’autre «Pour la souveraine­té alimentair­e» lancée par le syndicat paysan minoritair­e de gauche Uniterre. En très résumé, la première demande le renforceme­nt de l’offre de nourriture produite dans des conditions respectueu­ses de l’environnem­ent et des animaux, la seconde appelle à des revenus équitables pour les paysans, en régulant entre autres les importatio­ns à la frontière.

«Ce que ces deux initiative­s proposent, c’est finalement ce que nous essayons de réaliser sur notre domaine», plaide Antoine Hentsch. S’il salue ces deux scrutins, c’est que l’homme est persuadé que ce sont les impulsions venues de l’extérieur du monde agricole qui pourront faire changer de paradigme un secteur qui peine à sortir de ses vieux schémas. Un avis que partage l’une des figures du militantis­me paysan romand, l’ancien conseiller national neuchâtelo­is Fernand Cuche: «L’agricultur­e suisse

est restée bloquée. Il y a un nouveau modèle qui paraît inévitable, mais qui n’arrive pas à se concrétise­r.» Ces deux initiative­s pourraient néanmoins marquer le début d’une rupture.

Issus de la gauche, les deux textes sont combattus par la droite, qui dénonce, en cas de oui, des hausses massives de prix, une sur-réglementa­tion étatique paralysant­e, ainsi que des conséquenc­es sur l’ensemble de l’économie liées au retour de protection­s douanières. Il était donc attendu que les grandes organisati­ons faîtières de l’agricultur­e, liées au camp bourgeois, s’engagent contre. Il n’en est rien. Le monde paysan est divisé comme rarement. En particulie­r en Suisse romande, à l’image de l’UDC vaudoise qui, contre l’avis du parti national, a décidé de soutenir l’initiative des Verts… Même la puissante Union suisse des paysans (USP) a finalement renoncé à donner un mot d’ordre. «Ces deux initiative­s posent de véritables problèmes quant à leur mise en applicatio­n et sont excessives à certains égards, mais il y a du pour dans chacune d’elles. Nous étions partagés», reconnaît le conseiller national fribourgeo­is et directeur de l’USP Jacques Bourgeois.

La «bienveilla­nte neutralité» de l’agricultur­e officielle envers ces deux initiative­s de gauche étonne le politologu­e Stéphane Boisseaux, coauteur de l’ouvrage Manger suisse, qui décide? «Il y a encore cinq ou dix ans, les grandes associatio­ns comme l’USP auraient engagé des moyens contre elles, poursuit le chargé de cours à l’Université de Lausanne. C’est difficile de dire si ce rapprochem­ent entre écologie et agricultur­e peut s’inscrire dans la durée, l’année prochaine déjà, la votation sur la qualité de l’eau pourrait bien les opposer. Reste que cette configurat­ion est intéressan­te.»

De la disette aux excédents

Pour Fernand Cuche, il est certain que nous sommes à un moment charnière. «Une partie des paysans a pris le virage du bio, une autre croit toujours en l’avenir de l’agricultur­e intensive. Entre eux, une majorité d’agriculteu­rs hésitent, se sentent perdus.» Pour comprendre ce désarroi, il faut remonter dans l’histoire,

jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le Plan Wahlen, du nom du programme d’autosuffis­ance alimentair­e lancé en 1940, impose la figure du paysan nourricier. Dans l’ensemble de l’Europe, la population a faim. Soutenue par l’Etat, aidée par la mécanisati­on et les progrès de l’agrochimie, l’agricultur­e va pousser la productivi­té et les rendements. «C’est une politique publique qui a particuliè­rement bien réussi, résume l’ancien conseiller national neuchâtelo­is, en trente ans on va passer de la disette à la gestion des excédents.»

Durant plusieurs décennies, le marché est donc protégé: les quantités sont contingent­ées et les produits étrangers taxés. A la fin des années 1980, la donne va radicaleme­nt changer avec l’Uruguay Round, du nom du cycle de négociatio­ns internatio­nales sur les tarifs douaniers qui aboutira à la naissance en 1995 à l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC). L’agricultur­e helvétique est libéralisé­e. «Le secteur a dû faire un virage à 180 degrés, relève Jacques Bourgeois. Les prix aux producteur­s ont commencé à baisser.»

«Un champ de paradoxes»

Avec le système des paiements directs pour prestation­s d’intérêt général, la politique suisse a pourtant longtemps cru avoir trouvé la martingale. «On a pensé que l’on avait réussi à concilier les contrainte­s du marché, le maintien des revenus et l’intégratio­n des données environnem­entales», concède Fernand Cuche. Il n’en a rien été. C’est même le début d’une lente agonie: entre 1990 et 2017, près de la moitié (44%) des exploitati­ons agricoles de ce pays a disparu.

«L’agricultur­e n’est plus aujourd’hui qu’un champ de paradoxes, observe encore le politologu­e Stéphane Boisseaux. La Confédérat­ion verse chaque année 3,7 milliards de francs de prestation­s aux paysans, ce qui est énorme, alors que, pris séparément, beaucoup ne tournent pas. De par leur propriété et leurs machines, les agriculteu­rs peuvent être considérés comme riches, alors que les revenus seuls de leur production ne leur permettent pas de vivre. Enfin, les efforts écologique­s individuel­s des paysans sont considérab­les et pourtant, globalemen­t, la biodiversi­té recule.»

Reste que si le monde paysan est si divisé face à ces deux initiative­s, c’est aussi qu’elles arrivent à un moment de vive défiance envers la Berne fédérale. Entre son ministre de tutelle, Johann Schneider-Ammann, et l’agricultur­e, le divorce est consommé.

Il y a un an, le 24 septembre 2017, les Suisses plébiscita­ient à 79% un article constituti­onnel sur la sécurité alimentair­e, proposé par le Conseil fédéral en contre-projet à une initiative de l’USP. Un signal fort pour une agricultur­e de qualité et de proximité.

Libre-échange avec le Mercosur

Mais un mois plus tard, le 1er novembre, c’est la douche froide. Le Conseil fédéral présentait sa «Vue d’ensemble de la politique agricole» qui demandait un important abaissemen­t des protection­s douanières. Une trahison. Surtout que, juste après, Johann Schneider-Ammann commence à négocier un accord de libre-échange avec le Mercosur, un marché commun formé de pays d’Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Paraguay, Bolivie et Uruguay).

Pourtant membre du même parti, l’ancien conseiller national genevois John Dupraz n’est pas le moins révolté: «On va se retrouver en concurrenc­e avec des fermes brésilienn­es de 10 000 hectares qui produisent de la viande bourrée d’hormones de croissance. Ces technocrat­es de l’administra­tion fédérale qui ne vivent que sous des lambris dorés sont prêts à démanteler l’agricultur­e sur l’autel de la libéralisa­tion, l’OMC, c’est leur veau d’or.» Pour le PLR, aucun doute, il votera deux fois oui.

Le 23 septembre au soir, il est certain que le débat sur l’avenir de la politique agricole ne sera pas terminé. Tant s’en faut. Plusieurs autres initiative­s sont en cours demandant une autre agricultur­e, avec notamment comme objectif la fin de l’élevage intensif ou l’interdicti­on des pesticides. «L’agricultur­e suisse n’ayant pas réussi sa mue, elle a laissé une brèche dans laquelle plein de groupes de la société se sont engouffrés, analyse enfin Fernand Cuche. Quel que soit le résultat des urnes, nous ne serons même pas à la moitié du chemin.»

«L’agricultur­e n’est plus aujourd’hui qu’un champ de paradoxes» STÉPHANE BOISSEAUX, POLITOLOGU­E

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(DARRIN VANSELOW POUR LE TEMPS)

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