Le Temps

A Genève, la guerre d’image des Emirats arabes unis

Avec des ONG créées de toutes pièces, les Emirats et le Qatar rivalisent au Palais des nations pour décrédibil­iser leur rival

- LUIS LEMA @luislema

C’est une manifestat­ion comme la place des Nations, à Genève, en compte des dizaines par année. Alignés non loin de la «Broken Chair», sur fond de Palais de l’ONU, les protestata­ires brandissen­t photos et étendards. Cette fois, il s’agit de dénoncer l’Etat du Qatar, que les banderoles enjoignent, en anglais et en allemand, d’«arrêter de financer le terrorisme». Un détail frappe, cependant: sur les photos de l’événement, prises l’année dernière, la quinzaine de manifestan­ts sont tous Africains et tiennent leurs pancartes de manière assez peu convaincue.

Des requérants généreusem­ent payés

De simples figurants, dans une mise en scène cousue de fil blanc? L’épisode semble représente­r une bataille supplément­aire dans la guerre que se mènent à Genève les Etats du Golfe depuis une bonne année. Dans le rôle de l’accusé: le Qatar, précisémen­t, placé en quarantain­e par ses puissants voisins au motif, notamment, de ses supposées sympathies avec l’Iran chiite ainsi qu’avec les frères musulmans et divers groupes islamistes ou djihadiste­s. Dans le rôle du principal accusateur? Les Emirats arabes unis, alliés dans ces escarmouch­es à l’Arabie saoudite, au petit royaume de Bahreïn ainsi qu’à l’Egypte du président Abdel Fattah al-Sissi.

A priori, nul besoin de mener l’enquête. Une organisati­on appelée Independen­t UN Watch, l’a fait en long et en large, consacrant un dossier de plusieurs dizaines de pages à cette affaire. Cette manifestat­ion à Genève? Composée de requérants d’asile, réunis pour l’occasion et généreusem­ent payés. Les fils remonterai­ent à une autre organisati­on qui se nomme, elle, Arab Federation for Human Rights, fondée à Genève en 2015 par Ahmed al-Hamli, un ancien membre de la police de Dubai et devenu consultant auprès du gouverneme­nt des Emirats. L’organisati­on revendique 22 branches internatio­nales mais, sur son site internet, il n’est fait mention que de l’adresse genevoise. Une adresse proche de l’aéroport qui ne se révèle être en fait qu’une simple boîte aux lettres. De la même manière, il suffit de quelques recherches sur le Net pour vérifier que la galaxie de quelque 35 autres organisati­ons de défense des droits de l’homme avec lesquelles dit collaborer l’organisati­on émiratie, sont autant de trous noirs, sans aucune existence réelle.

Pour rester en très grande mesure fantomatiq­ue, cette organisati­on n’en reflète pas moins une réalité sur laquelle s’accordent les acteurs de la Genève internatio­nale consultés: les Emirats arabes unis ont fait de Genève l’un de leurs terrains d’action, afin de mener la diplomatie très offensive dictée par Mohammed bin Zayed al-Nahyan, le prince héritier d’Abu Dhabi, dont l’invitation qu’il a faite au conseiller d’Etat Pierre Maudet a provoqué une importante crise politique à Genève.

Ces terrains d’action sont multiples. Aux Etats-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne, les preuves se multiplien­t de cet activisme des Emirats qui, sortant de leur réserve traditionn­elle, tentent d’influer sur la politique de ces pays. Cet été, le New York Times dévoilait par exemple comment, via une société technologi­que israélienn­e, les Emirats se profilent désormais comme l’une des bases les plus performant­es de la région en matière de cyber-espionnage.

Ramené aux dimensions genevoises, cet activisme se reflète notamment dans les activités du Club de la presse, où se tiennent des conférence­s en rapport avec les activités qui ont lieu au Palais des Nations. Ces derniers mois, s’y sont notamment succédé des rencontres liées au conflit en cours au Yémen, dans lequel les Emirats arabes unis jouent un rôle de premier plan aux côtés de l’Arabie saoudite et de la coalition qui combat les forces houthies qui se sont emparées d’une partie du pays. Ici, d’autres organisati­ons aux contours mal définis s’emploient systématiq­uement à justifier le bien-fondé de l’entrée en guerre au Yémen des Emirats et de l’Arabie saoudite, au nom de la lutte contre le «terrorisme».

Du côté des organisati­ons de défense des droits de l’homme, qui sont souvent amenées à épauler ces nouveaux acteurs venant des pays du Golfe, on prend acte de la nouvelle donne avec des sentiments partagés. «D’un côté, nous devons rester vigilants et prendre garde à ne pas être utilisés, concède Gerald Staberock, secrétaire général de l’Organisati­on mondiale contre la torture (OMCT). Mais d’un autre côté, ces Etats ont tous des problèmes sévères en matière de violations des droits de l’homme. Si cela peut nous permettre de former des dossiers solides en faveur des victimes, alors tout ce déballage est bienvenu, quelle qu’en soit la source et les motivation­s réelles.»

«Nous nous contentons de répondre aux attaques»

Les responsabl­es émiratis contactés n’ont pas souhaité débattre de la question. Quant au Qatar, ravi de souligner les entorses de son rival du Golfe, il nie mener à Genève une «guerre diplomatiq­ue» contre les Emirats arabes unis. «Notre dispositif était déjà en place auparavant, assure un interlocut­eur. Aujourd’hui, nous nous contentons de répondre aux attaques.»

Mais au fait, de qui dépend cette organisati­on, Independen­t UN Watch, qui aurait mis en lumière les entourloup­es genevoises des Emirats arabes unis ? Censée réunir «des diplomates, des experts de l’ONU et des personnali­tés publiques», l’organisati­on n’a pas donné depuis lors signe de vie. Et elle n’a d’autre existence physique qu’une… boîte aux lettres située au centre de Genève, à proximité de la rue du Rhône.

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(TOM DULAT/GETTY IMAGES) Les tours de Dubaï, aux Emirats, émergeant du brouillard.

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