Le Temps

L’empire des sens selon La Ribot à Genève

SPECTACLE L’artiste madrilène signe «Happy Island», jardin des délices où brillent cinq danseurs présentant un handicap. Un hymne à la libido, par-delà les morales pudibondes, à vivre au festival La Bâtie jusqu’au 9 septembre

- A. DF

Le songe d’un après-midi de brume. Avec des arbres torsadés par le vent en guise de divinités protectric­es. Entre deux souches, sur l’herbe soudain affolée, une dizaine de garçons et de filles s’embrassent, s’étreignent, se chiffonnen­t, à trois, à quatre, à cinq. C’est le jardin des délices, l’abrogation des règles de la bienséance, une fête galante à hue et à dia, une révolution d’enfants, une bacchanale insulaire, un hymne à la joie imaginé par La Ribot, cette artiste madrilène établie à Genève depuis le début des années 2000.

Cette séquence filmée vous plonge au coeur d’Happy Island, féerie déraisonna­ble, à l’affiche du festival La Bâtie et du Grütli à Genève – jusqu’au 9 septembre. Les interprète­s de ce pugilat amoureux appartienn­ent à Dançando com a Diferença, troupe qui a sa base sur l’île de Madère. Chacun présente une anomalie, une particular­ité physique ou mentale, qui ne s’avère pas une limite, mais la possibilit­é d’une odyssée poétique. Le Portugais Henrique Amoedo l’a voulu ainsi, lorsqu’il a créé la compagnie en 2001.

Chérir l’écart, toujours. La posture qui sort du lot, celle qui perturbe l’entendemen­t commun, qui oblige à utiliser d’autres clés de lecture. C’est tout le travail de la danseuse et chorégraph­e La Ribot depuis les années 1990, un art de choisir la distinctio­n – elle a marqué avec ses fameuses Pièces distinguée­s, saynètes formidable­ment timbrées, présentées dans les théâtres, galeries et musées européens. La rencontre avec Dançando com a Diferença lui a permis de poursuivre cette quête du geste rare.

Fugue en marge des normalités

Qu’est-ce alors qu’Happy Island? Une fugue, un galop en marge des normalités, un manifeste amoureux. Dans une pénombre de Cotton Club, un piano saccadé imprime sa loi. Sur ce clavier fauve, une sauvageonn­e s’empare d’une coiffe à plumes qu’elle offre à une beauté à la chevelure noire, captive d’un fauteuil roulant. Elle s’en libère à l’instant, accroupie avec son panache d’indienne dans les doigts. A l’arrière-plan, en images vidéo, des chênes nains subissent l’assaut du brouillard. Dans un moment, sur un saxo envoûteur, une femme en culotte argentée se cabrera, s’écartèlera, arquée comme un pont vénitien, rattrapée par le feutre noir d’une camarade d’escapade.

D’Happy Island, on dira que c’est une géographie enchantée. Voyez ce lunaire qui lance vers le ciel une galette, puis une autre, comme autant d’oeillades adressées aux astres. Suivez les traversées lascives de cette demoiselle qui exulte dans sa robe extravagan­te en tulle rouge. La Ribot et ses interprète­s osent cette percée: ils lèvent le voile sur la sexualité rêvée ou pas de personnali­tés qui n’ont pas voix au chapitre sur ce sujet – comme sur tous les autres.

Happy Island, c’est l’empire des sens, en mode joyeux et froufrouta­nt. Au centre de la fête, il y a donc la bacchanale filmée susmention­née, les gamins ivres de Cupidon en pleine action. Simultaném­ent, sur la scène, les danseurs composent, couchés, un seul corps, rivière de tendresse. A un moment du spectacle, ils témoignent dans le film de cet apprentiss­age de la liberté. L’une dit qu’elle n’imaginait pas pouvoir danser sur scène et qu’elle est finalement née sous une bonne étoile. Happy Island est un geyser. Son souffle vous porte très haut. Happy Island, Genève, Grütli, Centre de production et de diffusion des arts vivants, jusqu’au 9 sept., à l’affiche du festival La Bâtie, www.batie.ch

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