Le jeu de Hunger, le malheur de Sophie
Disruption par-ci, disruption par-là. L’utilisation à tous crins de ce terme tendance m’irrite, d’autant plus lorsqu’il est utilisé pour qualifier le travail d’un artiste opérant un brusque virage qui, bien souvent, n’est qu’une logique évolution. Lorsque après des études académiques Picasso rompait avec le classicisme de ses débuts, il n’a pas «disrupté», mais simplement laissé parler ses envies. Tout comme Sophie Hunger, dont le sixième album a débarqué de nulle part il y a une semaine.
La chanteuse bernoise, récipiendaire incontestable il y a deux ans du Grand Prix suisse de musique, a façonné Molecules du côté de Berlin, où elle s’est installée. J’avais vaguement ouï dire il y a plusieurs mois que ce nouvel enregistrement la verrait partir de manière plus conquérante à l’assaut du marché international et, de fait, alors que j’apprenais sa sortie par un e-mail contenant un simple lien d’écoute dénué de toute explication quant au contenu, la voilà qui en assurait déjà intensément la promotion en France, où les journalistes aiment rappeler qu’elle a joliment repris Le vent nous
portera, de Noir Désir, et composé la bande originale de Ma vie de Courgette.
A Berlin, Sophie Hunger a pansé les plaies d’une rupture amoureuse. A Berlin, elle a aussi découvert de manière plus profonde la musique électronique, décidant de manière dogmatique, comme elle l’a expliqué sur TV5 Monde, de ne travailler qu’à partir de quatre éléments: sa voix, une guitare acoustique, des rythmes programmés et des synthétiseurs. Finie donc l’ambiance souvent feutrée et vaporeuse qui la voyait proposer de la folk sensible influencée à la fois par le rock, le jazz et le cabaret façon Kurt Weill; place à une musique synthétique et plus rentre-dedans, à l’image de l’extatique single Tricks, taillé pour les radios, mais qui, à défaut de me séduire instantanément, me laisse immensément perplexe.
Promis, j’ai essayé d’adhérer à ce disque de rupture – c’est quand même plus joli que disrupture, non? –, mais rien n’y fait: après une bonne dizaine d’écoutes, je suis comme un globule rouge dans les artères d’un anémique, perdu. Je retrouve certes une voix aimée, jamais aussi séduisante que lorsqu’elle susurre, mais flottant là dans des arrangements électroniques qui ne lui siéent guère. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a dans ce sixième album quelque chose de forcé, qu’il n’est pas le fruit d’une évolution spontanée mais d’une réflexion calculée, à l’image d’une artiste qui, dès ses débuts, s’est habilement construit sa propre légende.