Le Temps

PHILIPPE RAHMY EN AMÉRIQUE

- PAR ISABELLE RÜF

Fraternel, révolté, vibrant de rage et d’empathie, «Pardon pour l’Amérique», de l’écrivain décédé en octobre dernier, est un livre flamboyant, étincelant de vie et de colère.

«Je ne témoigne ni à charge ni à décharge, je ne suis le porte-parole de personne. Je cherche ma voix et je la trouve là où ça tremble, grince, gémit»

Dans un dernier voyage, l’écrivain a fraternisé avec les perdants du système. Un récit lyrique vibrant de colère et d’empathie

Au bout du voyage, Philippe Rahmy s’exclame: «J’aime l’Amérique. Je n’ai pas eu à apprendre à l’aimer. J’ai reconnu son autorité.» En novembre 2016, l’écrivain arpente la Floride. En fauteuil roulant, en voiture, toujours à la limite de ses forces, comme il l’a fait à Shanghai, Tel-Aviv, Buenos Aires, partout dans le monde, avec sa compagne Tanja. En 2017, à 53 ans, dans sa pleine force créatrice, en résidence d’écriture à la Fondation Jan Michalski à Montricher, il travaille d’arrache-pied au récit de ce périple. Le 1er octobre, son corps l’abandonne, un corps qui le tient en sursis depuis sa naissance, qui se casse et le trahit sans cesse, qu’il a maudit et célébré dans des textes poétiques violents et splendides, et jusque dans ce dernier écrit.

C’est donc avec tristesse et admiration qu’on lit Pardon pour

l’Amérique, livre complexe qui tient du reportage, de l’autobiogra­phie et de la méditation philosophi­que. Au départ, il s’agit de rencontrer des condamnés innocentés, libérés après des décennies de captivité. Le pardon est-il possible? Comment survit-on à la prison, à l’injustice? Mais à peine débarqué dans la Floride des retraites dorées et des casinos, Philippe Rahmy se heurte aux difficulté­s administra­tives. Le découragem­ent le guette, pas longtemps cependant. «L’Amérique ne se révèle qu’à une certaine bassesse, à une certaine proximité, une certaine lenteur: ce sont la lenteur, la bassesse du prisonnier.»

SE METTRE EN DANGER

Des prisonnier­s, il en rencontrer­a. Et aussi d’autres perdants de l’ère Trump qui s’inaugure: clandestin­s latino-américains; cueilleurs de tomates à 40 cents de l’heure; militants syndicaux; vétérans de la guerre en Irak, assommés de médicament­s dans leurs cliniques; Indiens abrutis d’alcool, gérant les casinos que le gouverneme­nt leur a confiés en compensati­on de leurs terres, ou perpétuant des rites ancestraux dans un dérisoire acte de résistance, avant de pointer à l’usine ou au chômage.

Dans sa rage de vivre et de témoigner, Philippe Rahmy entreprend des actions insensées, vu son état: ramasser des tomates toute une journée; en passer d’autres à attendre, dans une baraque en pleine chaleur, en buvant avec un Noir en colère, qu’un rendez-vous s’organise. Il se met en danger, s’en moque, comme il se moque de la littératur­e: «Aucune phrase ne vaut d’être conservée, ne saurait survivre à ceux dont je partage les journées. Travailleu­rs. Exilés. Sans voix. Je choisis mon camp. Une seule tentative, une naissance, une mort, une unique traversée.» Pardon pour l’Amérique est un livre d’un lyrisme sec et vibrant, très physique.

Des souvenirs d’enfance remontent, âpres. Des histoires de cour d’école, violentes. Une fée les éclaire, Gaby, l’étudiante américaine qui lui a fait découvrir «les vrais textes», Baudelaire, le choc du théâtre. «La littératur­e est un poison concentré qui, étrangemen­t, nous délivre pour partie de la mort, nous livrant à la beauté de l’agonie.» Dans l’entrelacs des

rencontres, des témoignage­s, elle surgit à chaque page, même si, confronté au réel, il déclare vouloir y renoncer. Des livres, des films, des musiques accompagne­nt le voyageur. Truman Capote et sa fascinatio­n pour les criminels. La Bible que lui lisait sa mère. Rousseau, Tocquevill­e.

La naissance d’une nation, l’épopée raciste de D. W. Griffith, film fondateur de 1915. Les photos de Germaine Krull et les reportages de Hanna Krall. Jim Morrison.

De motel sordide en taudis, l’écrivain tente d’oublier qu’il en est un, voudrait devenir «pure empathie». Son état précaire le met à hauteur de ses interlocut­eurs, au plus bas, au-delà de la parole. Il se reconnaît dans le premier prisonnier qu’il rencontre, «ce maître du silence», indiscutab­lement criminel, qui remue les lèvres sans émettre un son.

PERSONNAGE­S INOUBLIABL­ES

Les gens qui peuplent Pardon

pour l’Amérique donnent au livre son énergie vitale. On n’oubliera plus Silvia qui tente d’organiser les travailleu­rs clandestin­s d’Immokalee; Ishi, sa fille, et son rêve: travailler à la NASA. Ni Engeli, qui demande «Pardon pour l’Amérique!», avec son esprit resté du côté de Falloujah en Irak, pendant que Sweet Sixteen, chanté par Billy Idol, résonne en bande-son. Vesh, rescapé du massacre d’Acteal au Mexique, toujours en route vers la Révolution. Lana Rhodes qui se répand en invectives célinienne­s depuis sa prison. La petite pendue, Dengé, avec ses baskets Hello Kitty. Ceux qui ont tout oublié, ceux qui meurent des pesticides inhalés dans les champs de tomates ou conçoivent des enfants difformes. Filles violées, femmes battues. Indiens, Afro-Américains, Latinos, descendant­s de paysans irlandais, «removable aliens», étrangers «amovibles», révocables, comme dit l’administra­tion Trump.

Toute cette violence prête à exploser éveille en Rahmy «une violence équivalent­e» face à l’injustice. Il se tient là, exposé, et l’Amérique d’en bas résonne en lui – gens, insectes, chats, paysages saisis avec précision et affection. Le pays tout entier est une prison, peuplée d’individus qui ont peur. «C’est désormais à moi de parler. Le coeur dévasté, mais sans ressentir la moindre émotion, sans pardonner, sans même juger l’imposture de toute colère et de toute compassion, ce que j’écris ici, aux Etats-Unis, entre les champs et la prison, vaut pour ma vie.»

Pour prolonger la lecture, le nouveau site de l’Associatio­n des amis de Philippe Rahmy, avec la mise en ligne régulière de textes inédits de l’auteur: www.amis-de-philippe-rahmy.org

«Pardon à l’Amérique» sera présenté lors du festival L’Amérique à Oron (du 27 au 29 septembre, www.lameriquea­oron.ch) par Tanja Rahmy, le vendredi 28 septembre de 18h15 à 18h45.

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(HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE)

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