L’ENVIE CONFUSE D’UNE AUTRE VIE
PAR ARIEL HERBEZ Ligne claire et sombre mal de vivre, le nouveau livre du dessinateur romand Gion Capeder est une réussite
◗ Sur la couverture de l’album, le jeune homme pensif ou accablé qu’on découvre n’a pas vraiment l’air d’être en mesure de tenir les promesses d’un super-héros. Pourtant, sa fille le dessine en Superman, et sa femme, ses parents, ses collègues partagent le point de vue de la fillette. Pas lui. A l’aise, même brillant dans son poste de cadre supérieur, heureux et attentionné en famille, Chris ne comprend pas le malaise qui monte en lui ni la souffrance sans raison apparente qui va le mener à la dérive.
Avec Superman, le dessinateur fribourgeois Gion Capeder explore encore la thématique de la douleur psychologique, qu’il avait entreprise dans son superbe premier album, Le 7. «Cette réflexion me tient à coeur, d’autant que j’y vois des analogies avec le travail de création, qui peut être si douloureux», souligne-t-il. Avec subtilité, par fragments de scènes et petites touches suggérées autant par le dessin que le texte, il conduit le lecteur «sans tout prémâcher, en lui demandant de faire une partie du travail, et peut-être de se questionner sur lui-même».
Incapable d’identifier les causes de son mal de vivre, le jeune homme les confond avec les symptômes et, pour les masquer, il recherche l’apaisement par l’adrénaline, l’excitation qu’il trouve dans des aventures sexuelles, dans un intérêt subit pour l’astronomie, la plongée sous-marine ou le base jump ou encore dans son engagement professionnel intense, avant qu’il s’en désintéresse et se délite. Peine perdue, il s’en veut, ne maîtrise plus ses accès de colère, perd le contrôle.
LIGNES ÉPURÉES
Gion Capeder n’aborde pas le sujet sous l’angle social du travail anxiogène. Son jeune cadre n’est pas sous pression: «Tout fonctionne bien pour lui, il est efficace, mais il n’a pas le profil, le tempérament qui conviendrait pour le poste qu’il occupe. En fait, il a confusément envie d’une autre vie, il a l’impression qu’on a choisi la sienne pour lui. Cet aspect est un peu autobiographique: j’ai voulu faire les Beaux-Arts, mais mes parents m’ont poussé vers des études universitaires. J’ai réagi autrement que mon personnage et, finalement, je suis quand même revenu, par la BD, à ce domaine qui me correspond.»
Le dessin, aussi réaliste que schématique, joue un rôle primordial dans la fascination qu’exerce ce regard un peu froid, distant, presque clinique sur l’analyse d’une vie qui se déglingue. C’est grâce à Chris Ware, le chef de file de la ligne claire américaine, que Gion Capeder fait de la bande dessinée. Il lui rend hommage en donnant son prénom à son personnage, et il le suit dans la rigueur de son trait. Les lignes épurées des architectures, la géométrie au cordeau des caténaires ferroviaires, la gamme de couleurs pastel discrète, en contraste avec le chaos intérieur, traduisent la volonté de l’auteur d’être plus percutant: «Je voulais aller à l’essentiel, avec à la fois plus de vide et plus de détails significatifs, ne pas me perdre dans une ambiance d’album de photos.»
Des ruptures de style brutales, avec le passage à quelques cases à peine esquissées, comme jetées rageusement sur le papier, illustrent les bouffées de violence intérieure et les fantasmes impérieux de meurtre gratuit qui vont saisir Chris. Jusqu’à l’irréparable. Que va-t-il devenir? Un seul élément décoratif apparaît fugitivement dans le livre, sur un mur de bureau: une affiche d’exposition de Paul Klee. Le peintre qui a dit de lui qu’il était insaisissable. Est-ce un hasard, une piste, un indice?
D’ABORD EN ALLEMAND
Le livre, écrit en français, est d’abord sorti en allemand: David Basler, responsable d’Edition Moderne, à Zurich, avait flashé sur le premier livre, auto-édité, de Capeder et lui avait demandé de se manifester en cas de nouveaux projets. C’est lui aussi qui, après le manque d’intérêt de plusieurs éditeurs francophones approchés par l’auteur, l’a mis en contact avec les Editions Sarbacane.
Le dessinateur romand s’est attaqué à un troisième projet de BD, tout en travaillant au Creahm, un atelier artistique ouvert aux personnes en situation de handicap mental et psychique, à Villars-surGlâne. Son parcours atypique, qui l’a amené à la bande dessinée après des études en philosophie et en histoire de l’art, l’a vu aussi bien codiriger le Festival du Belluard que travailler comme traducteur ou peintre en bâtiment. ▅ Auteur | Gion Capeder Titre | Superman Editeur | Sarbacane Pages | 120 Dédicace les 15 et 16 septembre dans le cadre du festival BDFIL, Lausanne.