«CARMEN EST UNE LOUVE: ON PEUT DOMPTER LES CHIENS, PAS LES LOUPS»
La chorégraphe Reinhild Hoffmann, issue du Tanztheater, aborde l’opéra de Bizet pour la première fois à Genève. Elle y défend une femme sans limites, la confrontation de deux réalités sociales opposées et un sujet sans âge
◗ Reinhild Hoffmann appartient à cette frange d’artistes qui explorait, dans les années 1970, tous les modes d’expression. Le Tanztheater porte bien son nom. Il mélangeait alors le mouvement et le texte, deux disciplines indissociablement liées en une entité unique.
Cet art métissé, l’Allemande née en Silésie le porte comme en incrustation. A l’instar de Pina Bausch, formée elle aussi par le pape du genre, Kurt Jooss, Reinhild Hofmann s’est lancée corps et âme sur la voie de la liberté dans le mariage gestuel et théâtral. Elle revient à l’ODN, après son ballet Callas l’an passé, pour mettre en scène l’opéra Carmen de Bizet.
Si ce n’est pas sa première intervention dans le domaine lyrique, qu’elle pratique depuis 1992, elle aborde pour la première fois cet ouvrage mythique.
Que raconte pour vous l’histoire de Mérimée? Il y a beaucoup d’aspects dans cette oeuvre. Mais celui qui me semble le plus fort est la grande proximité entre Eros et Tanatos. Ce rapport intime, attisé par la passion, est particulièrement exacerbé parce que les deux personnages se trouvent aux antipodes l’un de l’autre. D’un côté, don José, le soldat, qui incarne l’obéissance aux règles. De l’autre, Carmen, la cigarière, contrebandière, qui évolue aux
limites des lois de façon totalement libre. Lui, se situe dans une forme de confort social et de rigorisme militaire. Elle, flirte avec le danger, donc la mort dont elle n’a pas peur, pour préserver son indépendance. L’attraction entre ces deux êtres opposés ne peut donc qu’être irrésistible.
C’est un sujet sans âge… Oui, et c’est pour ça qu’il n’est pas nécessaire de le situer dans une époque ou un territoire trop signalé.
Comment sortez-vous des clichés hispanisants, puisque vous réalisez
aussi les décors? Par l’épure. Il n’y a que des tables en bois, qu’on peut utiliser comme des éléments de Lego pour construire des univers différents. Quand j’étais petite, je jouais avec un jeu de petites pièces de bois qu’on appelait Baukasten. C’est le même principe. Un procédé très flexible que les protagonistes peuvent manipuler à l’envi. Cette légèreté d’utilisation m’a d’ailleurs beaucoup rappelé la salle de l’ODN, fonctionnelle, simple et boisée. Pas d’accessoires inutiles ou trop connotés. Un grand éventail noir en guise de rideau de scène pour pouvoir se concentrer sur la musique pendant les interludes, entre les actes. Et c’est tout.
Et la danse, comment l’intégrezvous dans un opéra? Je ne l’utilise pas comme un moyen d’expression à coller au livret, au chant ou à la musique. Chaque discipline possède sa propre spécificité, qui est très vaste. Si la danse m’apparaît nécessaire ou relevante dans des passages particuliers, elle vient naturellement s’y intégrer. Pour les moments de fête ou de liesse populaire, par exemple, elle s’impose naturellement. La seule chose qui compte, c’est de maîtri-
ser avec justesse le langage du corps dans un équilibre entre les différents éléments. A l’opéra, il y a trois dimensions: le texte, la musique et le corps. Les réunir harmonieusement, de façon qui fasse sens, est la seule nécessité.
Vous sentez-vous à l’aise entre la musique de Bizet et le sujet? Ici, il n’y a ni rois, ni reines, ni dieux ou magiciens. On est dans le vérisme pur. La musique de Bizet s’en inspire et parle aux sens, au coeur. J’aime ce côté brut, en phase avec l’humanité la plus organique. On parle là de jalousie, de possession, de peur et de courage. Le corps ne peut pas tricher avec ça.
Comment la musique classique et l’opéra sont-ils entrés dans votre
vie? Dans ma petite enfance, il n’y avait pas de place pour l’art. Mes parents ont dû quitter la Silésie à la fin de la guerre quand les Russes sont arrivés. Ils ont rejoint l’Allemagne où mon grand-père vivait déjà. Et comme mon père est mort très vite, ma mère a dû supporter seule le poids de trois enfants. C’est plus tard, à la Folkwang Hochschule d’Essen, où tous les arts étaient enseignés, que j’ai été en contact avec la musique. Puis quand j’ai eu ma compagnie à Brême, dans un théâtre où je bénéficiais d’un orchestre et de chanteurs, j’ai appréhendé l’opéra.
Quelle a été votre première mise en scène lyrique? Sylvain Cambreling, qui connaissait et appréciait mon travail, a été le premier à me proposer un ouvrage lyrique à Francfort en 1992. C’était un spectacle composé de deux petites formes: le Journal d’un disparu de Janacek et le Pierrot lunaire de Schönberg. Puis il y a eu le Trittico de Puccini où on m’a confié à
Bonn le volet du Tabarro. J’ai commencé par là.
Dans «Carmen», il y est question d’une femme libre. Vous sentez-vous
interpellée par son combat? Pas au niveau de la lutte personnelle ou intime. Personnellement, je n’ai ressenti de difficulté, en tant que femme, que dans de grands théâtres où il y a beaucoup de données à maîtriser et de personnes à gérer. Là, j’ai dû me battre pour imposer mes choix, trouver mon espace et suivre mon chemin. Mais j’ai aussi eu de bons directeurs qui m’ont soutenue.
Par rapport aux années pionnières de votre jeunesse, comment voyezvous l’évolution artistique d’aujourd’hui? A l’époque, tout était à imaginer, défaire, reconstruire. On cherchait de nouvelles voies qu’on explorait sans tabous. Ce qui était parfois difficile mais souvent grisant. Actuellement, tout ayant déjà été tenté, il y a un nombre énorme de directions et de possibilités. Je pense que tant de choix est une situation plus compliquée à vivre.
S’il fallait définir Carmen en une phrase? En quelques mots, c’est dur. Il y a quelque part dans le livret quelque chose qui dit à peu près que chiens et loups ne peuvent pas vivre ensemble. Les chiens s’apprivoisent, les loups non. Carmen est une louve. Indomptable.
«Carmen», Opéra des Nations, du 10 au 27 septembre à 19h30.
«La musique de Bizet parle aux sens, au coeur. J’aime ce côté brut, en phase avec l’humanité»