Le Temps

Le livre de ma vie

- PAR ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser

Souvent, les médias posent la question. Et vous, quel est le livre de votre vie? Et presque toujours la réponse intéresse. On veut savoir, découvrir avec qui, en compagnie de quel récit, de quelles phrases, de quels mots, la célébrité interrogée, ou le simple lecteur, a passé plusieurs heures de sa vie. Vers qui, vers quoi revient-on, qu’est-ce qui trône en majesté sur sa table de nuit ou sa bibliothèq­ue?

C’est un peu indiscret si l’on y songe, comme question. Un peu voyeur aussi. Car on espère ainsi pouvoir deviner quelque chose de cette intimité profonde, secrète, silencieus­e et intérieure qui se noue entre un livre et celui qui le lit. On souhaite en savoir plus sur le lecteur. Ah, c’est donc ça qui vous inspire, vous emporte, vous fait vibrer! Ah, c’est votre genre, ça, votre truc à vous!

Moi – même si les réponses me passionnen­t, évidemment –, il me semble parfois que c’est une drôle de question. Peut-on avoir un seul livre dans sa vie? Je n’y pense même pas. Je suis terribleme­nt polygame avec les livres. Le catalogue de don Juan, égrené par Leporello dans le livret de Da Ponte, n’arrive pas à la cheville de mes appétits. La vie change tout le temps. Et les livres qui vont avec aussi. Certes, on est plus fidèle à certaines histoires qu’à d’autres. On relit. On a des marottes. Certains livres deviennent des fétiches. Mais aussi, comment savoir, à l’heure de répondre à LA question, si le livre de sa vie n’est pas justement celui qu’on lira demain. Peut-être même n’est-il pas encore écrit?

D’ailleurs, quand on a donné un titre, un nom d’auteur, qu’a-t-on dit? Est-il bien sûr que si je vous recommande ce livre – comme celui de ma vie –, vous lirez bien le même livre en l’ouvrant? Ce livre n’est-il pas d’abord mon miroir? Celui où je lis ma vie tout autant que l’histoire qui s’y trame. Et ce reflet-là, je ne peux pas le partager. On aura beau suivre les conseils de tel ou tel lecteur, on lira toujours ce qu’on projette soi-même dans un livre. On a beau lancer un titre et un nom, il ne s’agit jamais tout à fait du livre que l’autre lira. Chaque livre se trouve démultipli­é et changeant au gré de celui ou celle qui l’ouvre.

Là, je deviens un peu pessimiste. Si je suis le raisonneme­nt jusqu’au bout, il ne reste plus qu’à fermer boutique, à mettre la clé sous la porte et à cesser de parler des livres. Peut-on raisonnabl­ement recommande­r un livre? Oui, tout de même. Le critique dispose de quelques critères: style, constructi­on, urgence. Et le lecteur amoureux peut partager ses livres en disant ce qui le touche, pourquoi ils comptent à ses yeux, ce qu’un livre a réveillé, fait frémir en lui… Il n’en reste pas moins que brandir le livre unique de sa vie paraît bien fou et bien définitif lorsqu’on touche à une matière aussi mouvante et riche que la littératur­e dans l’oeil du lecteur.

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