FACE À LA «CRISE» MIGRATOIRE, L’EUROST RATTRAPÉE PAR SON IMPUISSANCE
◗Le constat est cruel. Cette «crise» de migrants dont on ne voit pas la fin jette les nations européennes dans un bel embarras. C’est un peu comme si tous les problèmes mis sous le tapis ressortaient d’un seul coup à la surface. L’Europe se découvre telle qu’elle est en réalité: fragile, impuissante et prise au piège de ses contradictions. A la question: «Que faire?», on peut répondre: «Accueillir.» Mais jusqu’à quand? Ou alors: «Refouler.» Et vers où? Dans un cas comme dans l’autre, le regard se détourne, il préfère fuir la réalité, tant les conséquences sont vertigineuses, et incommodes.
Mieux vaut se réfugier en terrain connu, là où survit encore l’illusion de maîtriser son destin. Celui des valeurs par exemple, ou celui des projets de développement au long cours, si lénifiants puisqu’ils substituent le virtuel au réel sous une apparence de rationalité. On parle ainsi de vastes plans pour l’Afrique, de lutte contre la pauvreté et la corruption, de prévention des désastres annoncés du réchauffement climatique, voire de réforme des règles de la gouvernance mondiale, de guerre au profit, etc. Bref, changer le monde, pour ne pas être emporté par la vague. Tout cela dans l’espoir de mieux oublier son impuissance, l’Europe n’ayant plus dans ses mains le sort de l’humanité (si elle l’a jamais eu), alors qu’elle a déjà bien de la peine avec le sien, et à l’heure où la Chine investit l’Afrique à coups de milliards.
Derrière ces rêves irréalistes, on a l’impression d’assister au retour du refoulé de l’Europe de jadis. Pas seulement de la mauvaise conscience coloniale, toujours plus ou moins en éveil. Mais surtout des pulsions de toute-puissance censurées par le
continent. Est-ce donc pour se rassurer qu’il retrouve curieusement aujourd’hui, devant l’afflux des migrants, ce sentiment de responsabilité démesurée à l’égard de la terre entière, qui a trop souvent servi à masquer une attitude de prédateur?
Ainsi donc, en ce début de deuxième millénaire, l’«homme blanc» reprend son «fardeau», pour paraphraser le titre d’une célèbre poésie de Rudyard Kipling (quoique probablement plus très lue). Le fardeau de
l’homme blanc paraît en 1899, à l’époque de l’expansion des Etats-Unis aux Philippines. Ce n’est pas un texte écrit pour contester les ambitions occidentales, bien au contraire. Les razzias coloniales de l’Occident y sont décrites comme une oeuvre d’abnégation du conquérant en faveur du conquis. L’homme blanc a le devoir de civiliser le monde, même s’il se heurte à l’incompréhension et à l’hostilité de peuples «mi-diables, mi-enfants». Et quitte à se sacrifier à cette tâche ingrate.
Le point de vue peut d’abord sembler cynique et scandaleux, relevant du pire paternalisme. Mais à le relire, en se mettant dans l’esprit du temps où il fut écrit, on se rend compte qu’il y a sans doute méprise: ne serait-il pas plutôt animé d’une intention louable, «humanitaire» dirait-on aujourd’hui, même s’il l’exprime dans des termes qui nous paraissent faux et désuets puisqu’ils sont contredits par ce que nous savons, ou croyons savoir, de la réalité coloniale?
Pris dans cette tension, le poème de Kipling constitue à sa façon une dénonciation sans pareille des hypocrisies et des illusions occidentales, rarement séparables les unes des autres, et parfois de bonne foi. Sa leçon nous invite plus que jamais à les reconnaître partout où elles sont allées se cacher.