Le Temps

DAG SOLSTAD, LA FICTION COMME ARME DE SURVIE

- PAR ÉLISABETH JOBIN

Pour échapper au piège de l’égocentris­me, un homme fait le choix d’embrasser un destin absurde. Tardive, la traduction en français du onzième roman du grand Norvégien est une pépite littéraire, engagée et drôle

Malgré une trentaine de livres à son compteur et de prestigieu­ses distinctio­ns glanées en Norvège, Dag Solstad reste méconnu en francophon­ie. Les traduction­s de ses ouvrages se sont fait attendre, et ce n’est pas peu dire: après

Honte et dignité, paru en 2008 (Les Allusifs), son deuxième roman traduit en français, Onzième

roman, livre dix-huit, sort ces jours, quand bien même il a été publié dans sa langue originale en 1992. Son titre, à prendre au pied de la lettre, donne d’ailleurs un repère dans la chronologi­e des écrits de l’auteur: il s’agit effectivem­ent du onzième roman de Solstad qui avait, à sa sortie, écrit 18 livres.

Un titre qui augure également le ton à la fois laconique et descriptif à l’oeuvre dans le texte. En effet, le roman s’immisce dans l’espace mental et la vie somme toute assez banale de Bjørn Hansen. Jeune adulte, celui-ci quitte sa femme et son fils à Oslo pour suivre son amante, Turid Lammers, à Kongsberg, une ville de province où il devient percepteur. Or, «si je n’avais jamais été ici, j’aurais été ailleurs et j’aurais vécu exactement de la même manière», constate-il à l’aube de ses 50 ans. «Et je n’arrive pas à me faire à cette idée. Elle me révolte quand j’y pense.»

SAUVER LES APPARENCES

Pour ne rien arranger à sa crise existentie­lle, les personnage­s qui l’entourent s’illustrent par leur individual­isme. Ainsi rencontre-t-on, dans l’ordre, Turid Lammers, la maîtresse de Bjørn Hansen, qui s’entiche de la vie en province précisémen­t parce qu’elle lui donne le loisir de briller parmi la médiocrité ambiante. Ou encore le Dr Schiotz, médecin et acolyte de notre personnage, qui échappe au doute grâce à un usage constant de stupéfiant­s. Et enfin, le fils de Bjørn Hansen qui, après des années de séparation, rejoint son père à Kongsberg pour y étudier le génie optique. Mais il s’avère bientôt que son unique motivation est d’y retrouver un ami connu à l’armée. Celui-ci lui ayant fait faut bond, le jeune homme «superflu et répudié par les siens» se retrouve seul, sans pour autant cesser de nourrir pour son entourage, «comme d’ailleurs pour son époque», «un authentiqu­e enthousias­me».

Ce qui distingue Bjørn Hansen est son amour de la littératur­e: tare ou bénédictio­n, elle lui fait prendre conscience de sa suffi- sance. Or, au contraire des écrivains, lui ne possède pas le talent nécessaire à l’expression de son ressenti par le verbe – sa piteuse participat­ion à une représenta­tion théâtrale du Canard sauvage d’Ibsen l’a mis face à ses limites. Comment, dès lors, exprimer cette «tragédie qui devait se manifester»? Par un grand saut dans le vide, décide-t-il un jour, c’està-dire par «une action irrévocabl­e» grâce à laquelle il pourrait concrétise­r «son refus, son grand Non». Aussi décide-t-il de planifier en secret la suite de sa vie, qu’il veut dangereuse et, osons le dire, absurde.

LÉGÈRETÉ FACE AU VERTIGE

L’humour de Solstad – qui s’exprime tant dans son style que dans les revirement­s de l’histoire – se conjugue à une écriture limpide, accordant au texte une légèreté que semble contredire son propos. Rappelons ici que l’écrivain, né en 1941, s’est distingué dans ses jeunes années par son engagement politique très à gauche. Onzième roman, livre dixhuit fait néanmoins part des désillusio­ns plus tardives du maître: Solstad n’hésite pas à y neutralise­r la vaine quête d’idéaux de son personnage pris au piège par une société égocentriq­ue qui n’a que faire de ses grands questionne­ments philosophi­ques. Le seul refuge de la pensée semble ainsi résider dans la littératur­e et dans la fiction qui, ici comme jamais, se font vecteurs de la critique.

«Tu sais que je me trouve dans cette ville par le plus grand des hasards, elle n’a jamais rien signifié pour moi. Et c’est aussi par le plus grand des hasards que je suis devenu percepteur de cette ville»

 ??  ?? Genre | RomanAuteu­r | Dag Solstad Titre | Onzième roman, livre dix-huitTraduc­tion | Du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud Editeur | Noir sur blanc, coll. NotabiliaP­ages | 238
Genre | RomanAuteu­r | Dag Solstad Titre | Onzième roman, livre dix-huitTraduc­tion | Du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud Editeur | Noir sur blanc, coll. NotabiliaP­ages | 238

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