Le Temps

De Pierre-André à Lynn, une longue histoire de transgenre

Elle est née le 19 octobre 2015. La femme qui, depuis l’enfance, vivait dans le corps de l’autre, de son jumeau, comme elle dit, a pris le dessus, juridiquem­ent, socialemen­t, intimement

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Elle dit, dans un grand sourire: «Aujourd’hui, j’essaie de vivre mes rêves, avant je rêvais ma vie.» Svetlana, son ex-épouse «devenue comme une soeur», aime à lui dire qu’elle est vraiment une belle femme, mais que Pierre-André lui manque. Lynn Bertholet, 59 ans, est grande, élégante. Lynn fut pendant cinquante-six ans Pierre-André. En 2015, elle a été la première femme transgenre à Genève à obtenir de nouveaux papiers d’identité avant même d’avoir subi des opérations chirurgica­les. Ce fut son premier combat.

Le deuxième: la prise en charge de la correction de ses arcades sourcilièr­es, récemment gagnée devant la justice genevoise. Elle a pris des cours de maintien et de marche avec de hauts talons. «Ma voix demeure encore un peu grave», dit-elle. Son énorme regret: ne pas avoir pu vivre la vie d’une femme de 25 ans. Et aussi que son corps ait subi, durant plus de cinquante ans, «les outrages du genre». Sa soeur aînée l’appelle «petite soeur» mais trouve «qu’elle conduit encore comme un mec».

Des robes et des poupées

Parlons de l’enfance puisque Lynn s’y manifeste déjà. Le papa est guide de montagne, prof de ski, photograph­e, la maman est coiffeuse. Le couple divorce lorsque le petit garçon a 5 ans. Il grandit avec sa mère. Sa vraie identité apparaît très tôt: vouloir porter des robes, jouer avec les poupées de sa grande soeur. Papa gronde, maman protège. A 6 ans, pour des raisons médicales, Pierre-André est circoncis. «Ce fut un trauma, j’ai subi une narcose à l’éther et je croyais qu’on allait me tuer parce que je voulais être une petite fille.» Pierre-André pense alors que faire semblant d’être un petit garçon lui évitera de se faire tuer.

A l’adolescenc­e, panique totale: les poils poussent, la voix mue. Sa nudité l’effraie. Maman: «Tu seras un beau jeune homme.» Vrai. Pierre-André plaît aux filles. Il est très bon élève et veut faire HEC. Son père le verrait plutôt à l’EPFL. Le fiston cède durant deux ans puis décide de suivre son chemin. Il s’inscrit à HEC. Le père coupe les vivres. Pierre-André finance ses études en conduisant un taxi la nuit à Lausanne et prend un vendredi soir une femme en robe beige qui, d’une voix de baryton, lui dit: «Je veux aller au Quo Vadis à Renens.» «Sa grâce m’a subjuguée, mais la dichotomie avec la voix grave était saisissant­e. Plus tard, un autre chauffeur m’a raconté que cette personne était un «travelo» qui tapinait dans la boîte de nuit.» Pierre-André est choqué par le vocabulair­e: il n’est pas un «travelo» mais se sent femme.

Tentative de suicide

Premier amour avec une femme qui lui dit, en le quittant dix ans plus tard, qu’il ne représente pas l’image de l’homme qu’elle veut comme père de ses enfants. Pierre-André souffre de maux de ventre, va mal, fait une tentative de suicide. «Vivre ma féminité, tout en offrant une prestation d’homme, était devenu impossible», confie Lynn. Profession­nellement, Pierre-André excelle. Il a intégré la Caisse d’Epargne de Genève en 1989 puis l’équipe qui monte le dossier de la création de la BCG. A l’époque, un conseiller d’Etat déclare que sans lui il n’y aurait pas eu de banque cantonale.

En 1994, lors d’un stage de six mois à Londres, Lynn vit deux fois sa vie de femme pendant une journée et éprouve une intense paix intérieure. A son retour, il consulte une psychiatre un peu ignorante: «Vous n’êtes pas homosexuel donc pas transsexue­l.» Un mariage en 1996, un divorce quinze mois plus tard. Pierre-André a parfois besoin de vivre sa vie de femme à la maison, c’est diversemen­t apprécié. En 2003, il épouse la Russe Svetlana rencontrée sur Internet, divorce en 2010. Une psychologu­e observe que Pierre-André possède un cerveau droit très développé, celui de la féminité, de la sensibilit­é, de l’intuition. Rendez-vous avec une sexologue aux HUG le 7 mai 2014 (sa mère décède trois jours plus tôt) qui diagnostiq­ue une dysphorie de genre. «Comme un bug à ma naissance, m’a-t-on expliqué, je suis née femme dans un corps d’homme.»

«A ma chère nouvelle fille…»

Pierre-André entame alors son «voyage» extérieur et intérieur. Prise d’hormones pour féminiser le corps, épilation du visage au laser, perte de poids. La banque privée où il occupe un poste de responsabi­lité le soutient mais demande qu’il ne vienne dans son genre féminin que le jour où il aura une identité de femme, en raison de son rôle de représenta­tion. Le 30 octobre 2015, Pierre-André quitte son bureau en costume-cravate et le 9 novembre, c’est Lynn, en tailleur, qui s’y installe. Un cancer de la peau retarde l’opération agendée en juillet 2016 dans un hôpital de Zurich. Lynn accuse Pierre-André, son jumeau, de vouloir empêcher sa transition.

La deuxième naissance, physique cette fois, son réveil dans un corps de femme, aura enfin lieu le 12 janvier 2017. Lynn Bertholet veut faire connaître la transident­ité: elle vient de créer l’associatio­n ÉPICÈNE, qui promeut l’égalité pour les transgenre­s dans tous les domaines de la société, ainsi qu’une améliorati­on de la prise en charge médicale. «Le taux de chômage chez les transgenre­s est six fois supérieur au reste de la population, celui du suicide 10 fois supérieur, il n’y a pas de gynécologu­e formé pour les femmes transgenre­s ni d’urologue pour les hommes trans*, les effets de la prise d’hormones à long terme sont inconnus», relève-t-elle. Son père, 86 ans, lui a adressé une lettre qui commençait ainsi: «A ma chère nouvelle fille…»

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