Le Temps

La guerre du live aura bien lieu en Suisse

Géants de l’organisati­on de spectacles, Live Nation et AEG s’affrontent en Suisse aussi, augurant des changement­s profonds dans l’économie du live. Alors que se termine la saison des festivals open air, les profession­nels romands sont aux aguets

- DAVID BRUN-LAMBERT

L’arrivée en terre helvétique des deux géants californie­ns de la production de spectacles, Live Nation et AEG, pourrait modifier en profondeur le paysage des festivals open air

Tandis que la saison des festivals en plein air s’achève en Suisse, les responsabl­es de ces grands événements sont aux aguets. Leur paysage profession­nel pourrait être à l’aube de profonds bouleverse­ments. En cause? La présence en Suisse des deux géants californie­ns du concert live, AEG et Live Nation, et la guerre commercial­e qu’ils se livrent à coups d’achats de festivals, de salles, d’artistes. Live Nation a acheté l’an dernier l’Openair de Frauenfeld en Thurgovie, l’un des festivals de plein air les plus importants avec 180000 spectateur­s début juillet. Un temps patron de Genève-Servette, AEG, gros propriétai­re d’équipes et d’événements sportifs avant de se diversifie­r dans la musique, a entamé en 2017 un partenaria­t avec le Lausanne Hockey Club afin de piloter l’exploitati­on du nouveau Centre sportif de Malley.

Quelques chiffres permettent de prendre la mesure de la partition qui se joue. Live Nation, coté en bourse, organise chaque année 30000 concerts dans le monde et affichait en 2017 un chiffre d’affaires de 10,3 milliards de dollars. La valeur estimée d’AEG s’élèverait, selon le magazine Forbes, à 8 milliards de dollars. L’entreprise basée à Los Angeles aligne 22000 concerts dans une cinquantai­ne de salles situées dans 13 pays. Au-delà de ces chiffres, c’est le modus operandi commercial de ces maisons qui bouleverse le marché. Avec la baisse des gains générés par le disque, l’industrie musicale a déplacé son terrain d’action sur les concerts live. Chacun de leur côté, Live Nation et AEG ont opté pour le contrôle de toute la chaîne traditionn­elle de production de concerts, du catalogue de stars aux places de parking en passant par les salles de spectacle, la billetteri­e et les boissons. Le marché suisse, petit mais parmi les plus denses d’Europe, avec des amateurs de musique au fort pouvoir d’achat, a de quoi intéresser les deux géants.

Live Nation affiche un chiffre d’affaires de 10,3 milliards de dollars et organise chaque année 30000 concerts dans le monde

Le 24 août dernier, Paris assistait à un choc opposant les deux leaders mondiaux du live. Quand Anschutz Entertainm­ent Group (AEG) inaugure la nouvelle édition du festival Rock en Seine, dont il est actionnair­e, son concurrent Live Nation Entertainm­ent lance l’événement Paris Summer Jam. De cette bataille menée sur fond de programmat­ion hip-hop, de quoi faut-il se souvenir? Du million offert par Live Nation à Kendrick Lamar afin qu’il se produise à son raout plutôt que chez son rival, d’une dispersion du public ou encore de lourdes pertes financière­s? Qu’importe, pour les deux colosses du spectacle. «Ils sont dans une stratégie d’occupation du territoire, résume Mathieu Jaton, directeur du Montreux Jazz Festival, cherchant à accaparer le plus d’espace et à préserver leur exclusivit­é sans se soucier de rentabilit­é immédiate.» Les voilà maintenant en Suisse.

«Depuis des décennies, l’industrie du live fonctionne selon un même modèle, explique Sébastien Vuignier, fondateur de l’agence Takk et responsabl­e des tournées helvétique­s de Muse ou de Radiohead. Un manager chargé de la carrière d’un artiste charge un agent de vendre une tournée auprès d’organisate­urs de concerts dans un ou plusieurs pays.» Avec Live Nation, plus de cela. Créée en 2005 à la suite de la scission de la multinatio­nale Clear Channel, la société californie­nne contrôle l’intégralit­é de la chaîne du spectacle. «Quand les gains générés par le disque ont diminué, le music business a cherché des revenus ailleurs, explique Michael Drieberg, directeur de la société genevoise Live Music Production. Appliquant le modèle à 360° qui englobe l’ensemble des services offerts à un artiste, Live Nation s’est offert un catalogue de stars, des salles et l’ensemble des services capables de générer des profits: billetteri­e en ligne (Ticketmast­er), merchandis­ing, boissons et jusqu’aux places de parking des arénas.»

Une stratégie, deux démarches

A l’actif de la firme aux 10,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2017: 30000 shows annuels dans 40 pays, un parc comprenant 220 lieux de concert et 95 festivals parmi lesquels Lollapaloo­za, Download ou le rendez-vous rap thurgovien Openair Frauenfeld, racheté l’an dernier. Cet été, Live Nation y a fait jouer Eminem, que «personne d’autre en Suisse n’aurait pu se payer», jure Sébastien Vuignier. Le rappeur est l’un des 3000 artistes inscrits à un catalogue comprenant Madonna (contrat d’exclusivit­é de 120 millions de dollars), Jay-Z (200 millions) ou U2 – auteur de la tournée la plus lucrative de 2017. Alors, qui pour contrer cet ogre globalisé aux 86 millions de spectateur­s, ce blockbuste­r qui, partout, absorbe promoteurs, infrastruc­tures, têtes d’affiche ou festivals ensuite déclinés ailleurs, avec des affiches proposant des stars en exclusivit­é, ce monstre industriel déjà actif en Suisse depuis une décennie, où il a organisé les méga-concerts de Sting et de Police, et place régulièrem­ent ses poulains dans les rendez-vous romands phares (Tom Jones au Montreux Jazz et Tom Jones, les Red Hot Chili Peppers au Paléo)? AEG est en train de s’y essayer.

«Malgré leur stratégie mondialisé­e, Live Nation et AEG ont des démarches dissemblab­les, remarque Vincent Sager, directeur de l’agence nyonnaise de spectacles Opus One. La première est une compagnie cotée en bourse possédant des actionnair­es qu’elle doit satisfaire. Sa priorité: la performanc­e. Pour cette raison, elle investit et s’endette énormément. La seconde est une société familiale non cotée en bourse et moins inscrite dans une logique d’expansion à tout prix.» Plus important propriétai­re d’équipes, d’infrastruc­tures et d’événements sportifs du monde, AEG, dont le magazine Forbes estime la valeur à 8 milliards de dollars, est à présent aux commandes des carrières des Rolling Stones ou de Katy Perry. Propriétai­re d’un parc de plus de 50 salles, l’entreprise californie­nne revendique l’organisati­on de 22000 événements annuels tenus dans 13 pays, ainsi que la gestion de 40 festivals, parmi lesquels la grandmesse pop Coachella.

Vers le «tout business»

Autrefois propriétai­re du Genève-Servette, AEG entrait l’an dernier en partenaria­t avec le Lausanne Hockey Club afin de piloter l’exploitati­on du nouveau centre sportif de Malley, inauguré à la rentrée 2019. De quoi alarmer ceux qui considèren­t la présence des deux géants en Suisse comme une catastroph­e annoncée pour les organisate­urs locaux de concerts. «Beaucoup paniquent face à ces multinatio­nales: mon Dieu, ils vont s’emparer de tout! Mais si ces entités possèdent nombre d’artistes ou de festivals, elles sont bien forcées de collaborer avec d’autres structures, tempère Mathieu Jaton. Le modèle à 360° possède ses limites. Il est impossible de fonctionne­r en pleine autonomie.» Chez Live Nation, on se veut d’ailleurs rassurant. «En Suisse, nous ne désirons que produire les shows de nos artistes, affirme Ralph Schuler, patron de l’antenne zurichoise ouverte il y a deux ans par la firme. De plus, après Frauenfeld, nous n’avons pas le projet d’acheter d’autres festivals dans ce pays.» Il ajoute néanmoins: «Pour le moment.»

Face à l’arrivée de ces acteurs à la puissance de feu inédite, les organisate­urs romands balancent entre «sérénité et vigilance», comme le dit Daniel Rossellat, directeur du Paléo Festival. «Ils précipiten­t une évolution vers le «tout business» qui nous force à demeurer attentifs. Des risques existent, comme des alliances en coulisses pouvant engendrer le rachat d’événements, un contrôle accru exercé sur les carrières d’artistes forcés de jouer dans un lieu plutôt que dans un autre, et bien sûr une uniformisa­tion de l’offre artistique.» Petit marché à «l’équilibre fragile», comme le précise Vincent Sager, la Suisse reste néanmoins un territoire fort attrayant pour ces sociétés. «C’est l’un des plus denses d’Europe ramené au nombre d’habitants, détaille le patron d’Opus One. Qui plus est un pays au pouvoir d’achat élevé, où les prix des billets de concerts ne sont pas bon marché.» Un lieu, enfin, où l’intérêt du public pour les concerts ne se dément pas. L’associatio­n suisse des organisate­urs de concerts, spectacles et festivals de musique estime à cet effet qu’en 2017, les événements organisés par ses 30 sociétaire­s ont attiré au gré de 1700 manifestat­ions 5 millions de spectateur­s, pour un chiffre d’affaires de 355 millions de francs. Un montant modeste comparé aux marchés français ou allemand, mais suffisamme­nt séduisant pour aiguiser les appétits d’AEG et de Live Nation.

Raréfactio­n des superstars

Toutefois, pour l’heure, seule la Suisse alémanique paraît constituer pour ces groupes une priorité. «Leur stratégie les pousse à concentrer leur action sur les infrastruc­tures les plus importante­s, explique Michael Drieberg. En Suisse, c’est en priorité Zurich, là où se trouvent les plus grands lieux de concert. A Genève ou à Lausanne, où les salles sont de moindre capacité, ils préfèrent sous-traiter à des profession­nels locaux. Quand ils n’intervienn­ent pas directemen­t à la fin d’un deal.» Et le boss de Live Music Production de conter comment, alors qu’il bouclait le contrat lui permettant de produire le concert de Metallica à Palexpo en avril dernier, Live Nation a racheté à la dernière minute la tournée mondiale du groupe américain. «Cet épisode m’a fait songer qu’il existe de moins en moins d’artistes qui fédèrent plusieurs génération­s et se montrent capables de remplir un stade.» La raréfactio­n des superstars pop: demain, peut-être, la cause de l’affaibliss­ement annoncé des géants du spectacle.

«Ils sont dans une stratégie d’occupation du territoire, sans se soucier de rentabilit­é immédiate»

MATHIEU JATON,

DIRECTEUR DU MONTREUX JAZZ FESTIVAL

 ?? (NICK SOLAND/KEYSTONE) ?? A l’Openair de Frauenfeld, festival racheté par Live Nation. Avec la chute des gains générés par le disque, l’industrie du live est devenue la nouvelle poule aux oeufs d’or.
(NICK SOLAND/KEYSTONE) A l’Openair de Frauenfeld, festival racheté par Live Nation. Avec la chute des gains générés par le disque, l’industrie du live est devenue la nouvelle poule aux oeufs d’or.

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